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État des lieux du travail d’insertion dans les prisons

Mise en ligne : 28 décembre 2009

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Texte de l'article :
L’incident récent qui s’est déroulé à Villepinte nous rappelle le quotidien insupportable de l’intervention des travailleurs sociaux dans bon nombre d’établissements pénitentiaires. Cette réalité est souvent ignorée par la direction de l’administration pénitentiaire, qui préfère mettre en avant ses innovations, ses « quartiers vitrines », ou l’augmentation des aménagements de peine. Pourtant, beaucoup de collègues subissent jour après jour l’inacceptable.

DES EFFECTIFS INSUFFISANTS
Tout d’abord, il est évident que les travailleurs sociaux comme les surveillants font aussi les frais de la surpopulation pénale et du manque de personnels. A Nantes, la maison d’arrêt accueille 430 détenus pour 231 places. Cet exemple n’est malheureusement pas isolé, et ces conditions de détentions intolérables obèrent la mission de réinsertion qui est celle de l’administration pénitentiaire.
La surpopulation crée un état de tension permanente, augmente l’agressivité et la frustration des détenus. Cette mission est de plus mise à mal par le manque de travailleurs sociaux. A Laon, les TS travaillent avec une moyenne de 350 dossiers chacun ! Combien de collègues ont « la chance » d’assurer le suivi de moins de 80 détenus ? Comment oser évoquer une nette amélioration des effectifs quand le chemin qui reste à parcourir est si long ? Car travailler en sous-effectif, c’est travailler en permanence avec la tête sous l’eau.
- C’est gérer l’urgentissime car l’urgent doit attendre.
- C’est gérer ses suivis de manière administrative. C’est privilégier la lettre-type à l’entretien.
- C’est abandonner un certain nombre de missions.
- C’est mal connaître la population pénale, passer à côté de situations graves.
- C’est travailler dans une logique permanente de gestion des flux où l’horizon le plus lointain est la prochaine CAP ou le prochain débat contradictoire.
- C’est perdre le sens que l’on veut donner à notre métier.
- C’est travailler vite et mal, et oublier au passage bon nombre de pratiques professionnelles qui devraient pourtant cimenter notre intervention.
Rien ne viendra contredire cette donnée fondamentale : le nombre maximum de dossier par travailleur social ne devrait jamais dépasser les 50 ! Quels que soient les modèles d’organisations de service, le ratio TS/détenus sera toujours un indicateur primordial de la qualité d’intervention du SPIP. Au lieu de poursuivre cet objectif, on préfère cacher la misère en sortant des effectifs telle ou telle catégorie de détenus. A Fresnes, les prévenus ne sont plus affectés à des TS, mais sont « suivis » par une équipe de permanence. Dans d’autres maisons d’arrêt, on affecte en priorité les détenus qui sont aménageables, tandis que les autres patientent, dans l’espoir d’une politique de recrutement massifs et continus !
Par ailleurs, la modification de la formation initiale des CIP produit ses effets désastreux. A Liancourt, 6 collègues titulaires s’occupent (en plus de 900 détenus), de la formation de 7 stagiaires pré-affectés.
 
DES CONDITIONS DE TRAVAIL LAMENTABLES
De plus, il faut rappeler sans cesse les conditions matérielles catastrophiques qui sont le lot quotidien du travail en milieu fermé.
Le nombre insuffisant de bureaux, souvent mal équipés (à la centrale de Lannemezan, par exemple, où la partie réservée au SPIP en partie administrative ne permet pas d’accueillir correctement les TS). Par ailleurs, le manque de locaux d’entretiens (l’outil de base de notre travail) se fait sentir partout. Comment imaginer remplir correctement sa mission de réinsertion alors qu’il faut partager les maigres bureaux en détention avec les autres intervenants (internes ou extérieurs) ? Comment imaginer pouvoir prendre le temps de l’écoute et du dialogue quand l’entretien est comprimé entre une audience de la détention et un rendez-vous du PAD ? Trop d’établissements n’offrent pas de cadre décent d’intervention pour le SPIP. Trop de bureaux en détention sont sous-équipés, avec un mobilier parfois absent. Sur un bâtiment de la maison d’arrêt de Nîmes, par exemple, les travailleurs sociaux partagent un unique local d’entretien avec le psy, les experts, les cours particuliers, la direction. A Fleury, les deux bureaux d’un bâtiment sont utilisés par les 7 TS du SPIP, les associations, la MLI, l’ANPE, jusqu’aux gendarmes venus réaliser des prélèvements ADN !
Travailler dans ces conditions relève de la haute-voltige organisationnelle et revient à gérer l’indigence… du service public pénitentiaire. Cela ne respecte ni les professionnels ni les usagers.
Les travailleurs sociaux subissent aussi le sous-effectif permanent du personnel de surveillance. Obligés de gérer plusieurs ailes, d’assurer le mouvement de centaines de détenus en permanence, ces derniers ne peuvent faire face ! Combien de travailleurs sociaux ne peuvent voir que la moitié des personnes convoquées, et passent des heures à attendre en vain les détenus qui ne peuvent venir en entretien car personne ne peut assurer les mouvements ? A Nanterre, à Orléans, à Troyes, ces moments perdus se comptent en dizaines d’heures mensuelles !
Il en va de la responsabilité de l’administration de faciliter le travail des agents, et de permettre aux usagers d’accéder au service public. En entravant matériellement cette possibilité, elle entretient le sentiment de frustration des détenus, et l’usure professionnelle des agents !
On pouvait espérer que les nouvelles prisons « ultra-modernes » auraient tirés les leçons des difficultés déjà existantes. Mais non ! A Corbas, les CIP et les AS attendent parfois plus d’une heure avant de voir les détenus. Les bureaux ne ferment pas et la configuration des lieux interdit tout espoir de confidentialité.
 
UNE NOUVELLE PRIORITE TOUS LES JOURS
En revanche, alors que l’administration n’assure même pas le minimum pour ses personnels, elle n’hésite pas à surenchérir dans les expérimentations diverses, dans la mise en place de dispositifs prioritaires qui n’auront pas le temps de s’installer avant d’être chassés par d’autres dispositifs tout autant prioritaires.
A Perpignan, malgré les alertes répétées des travailleurs sociaux, la hiérarchie considère que l’accueil des arrivants doit laisser sa place à d’autres priorités. A Rennes, le nouvel établissement n’est pas encore ouvert mais on a déjà prévenu qu’il faudrait mettre en place 4 programmes en 6 mois, et donner du contenu à un « quartier nouveau concept ». A Vivonnes, la priorité « labellisation RPE » a été supplantée par une nouvelle priorité encore plus prioritaire : la mise en place de PPR. A Lille (MA Loos, CD Loos, MA Sequedin), les travailleurs sociaux ont appelé leur hiérarchie à la raison, pour mettre fin à des directives qui évoluent de jour en jour selon les sites, la direction du SPIP, les directions d’établissement.
De manière générale, la grande course des priorités bat son plein : PPR, détection de l’illettrisme, prévention suicide, labellisation quartiers arrivant, traitement des requêtes, quartier courtes peines, quartier sortant, quartier « nouveau concept », frénésie de programmes divers et variés. Sans oublier le développement prioritaire des aménagements de peine. Alors que cette agitation permanente où rien n’est hiérarchisé frise l’hystérie, des pans entiers de notre intervention sont malheureusement laissés de côté. Des dispositifs d’insertion sont laissés en jachère, faute de travail de conventionnement. Les SPIP manquent de postes de placement extérieurs, de postes de TIG. Des associations n’interviennent plus car le partenariat n’est pas entretenu (mais qui aurait le temps de le faire avec toutes ces priorités ?).
L’administration laisse la désagréable impression que tout ce qui n’est pas affiché ne vaut rien, alors que cela constitue au contraire la base même de nos pratiques. Ces objectifs constamment renouvelés connaissent cependant au moins deux constantes : l’utilisation d’APPI et le développement des aménagements de peine.
 
UN METIER EN VOIE DE BUREAUCRATISATION
Tandis que le temps passé en entretien est de plus en plus réduit, la volonté de l’administration pénitentiaire est d’arriver à une utilisation extensive d’APPI.
Cette application, que la DAP qualifie de « logiciel de contrôle de gestion », est devenue l’alpha et l’oméga de notre intervention. Dans plusieurs services, ordre est donné aux travailleurs sociaux de remplir les entretiens arrivants, puis de remplir les onglets, puis de remplir tous les entretiens. Or, il n’aura pas échappé que les travailleurs sociaux ne sont pas des opérateurs de saisie. Il n’aura pas échappé non plus, que si l’administration a besoin d’alimenter sa grande machine à statistiques, elle pourrait trouver d’autres biais que celui qui amène à aggraver un quotidien déjà encombré de tâches administratives (souvent du fait même du manque de personnel qualifié).
Qu’importe que les premières recommandations du contrôleur général des lieux de privation de liberté aient déjà exprimées cette grave dérive de bureaucratisation du métier, qui engendre une perte de lien avec l’usager et une méconnaissance de la population suivie : la DAP ne s’encombre pas de tergiversation quand il s’agit de débiter de la statistique au kilomètre. Cela ne l’empêche pas d’accélérer la cadence, en demandant aux collègues d’utiliser le CEL (cahier électronique de liaison) pour ajouter encore de la lourdeur au fonctionnement. Au CP de Châteauroux, comme ailleurs, les CIP et les AS sont ainsi obligés de jongler entre GIDE, ATF, APPI et le CEL ! Ce délire permanent n’est jamais remis en question, sinon par les équipes, qui alertent sur les effets pervers des procédés et le caractère ubuesque de la situation. D’autres structures avant la notre ont vécues cette dérive (ANPE, Missions locales), et la pénitentiaire serait bien avisée d’en constater les dégâts avant de foncer tête baissée dans le mur.
Sans doute ces évolutions se traduisent parfois par des choses positives. Mais la plupart sont immédiatement rendues inopérantes par la réalité du terrain. Ainsi, alors que les espaces de dialogue pluridisciplinaires n’ont jamais été aussi nombreux, nous n’avons jamais eu aussi peu d’éléments à partager… Et le temps passé dans ses commissions qui se multiplient empiète aussi directement sur le temps passé en entretien…
 
L’AMÉNAGEMENT DE PEINE COMME SOLUTION ADAPTÉE À LA PERSONNE, PAS À L’INSTITUTION
En ce qui concerne le développement des aménagements de peine, dont les ministres de la justice successifs se font les chantres, la logique dans laquelle nous sommes rentrés nous amène à nous poser la question du sens de notre métier. Nous sommes en effet au cœur d’une politique pénale paradoxale, qui d’un côté veut sanctionner plus et afficher une politique sécuritaire de fermeté, et qui dans le même temps veut aménager à tout va.
A la CGT, nous considérons qu’il faut inverser la spirale du tout répressif, qui crée de la surpopulation pénale et malmène les libertés individuelles. Nous défendons aussi l’idée que la prison ne peut être que l’ultime recours et que les alternatives à l’incarcération doivent être privilégiées. Mais en vouloir à tous crins augmenter le chiffre des aménagements de peine, sans se poser la question du contenu, sans augmenter en parallèle les moyens dont nous disposons, cette politique pénale remet en cause l’intérêt même de notre intervention. Là où l’aménagement de peine était conçu comme un outil au service de la réinsertion (sous-tendu par un projet dont le détenu était dans la mesure du possible acteur), il devient aujourd’hui une fin en soi. Ce basculement idéologique nous place au cœur d’une industrie de l’aménagement de peine, qui fonctionne dans un objectif gestionnaire et comptable, et dont nous sommes devenus la cheville ouvrière.
Certes, des améliorations sont sans doute à noter, mais la persistance de ces difficultés est insupportable. Le manque de moyens, la perte de sens du métier, le quotidien pris entre les feux contradictoires d’injonctions paradoxales, c’est aujourd’hui une réalité communément partagée par les professionnels. Nous estimons qu’aujourd’hui il y a urgence ! La DAP ne peut pas se cacher derrière une énième réforme qui ira toujours plus loin dans la destruction de notre identité et dans l’invention délirante d’organisations de service toujours plus inapplicables !
Il faut rompre avec cette logique, recentrer les CIP et les AS sur leur savoir-faire de travailleurs sociaux pénitentiaires, engager un plan d’urgence pour améliorer le cadre de notre intervention.
 
La CGT revendique :
- La possibilité pour chaque détenu de bénéficier d’un travailleur social identifié ;
- Un engagement sur un plan de recrutement pluriannuel permettant d’aboutir à un objectif d’un maximum de 50 dossiers par travailleur social ;
- Le recrutement massif de personnels administratifs.
- L’attribution des moyens matériels nécessaires (bureaux, locaux d’entretien, fournitures) ;
- La mise en place d’organisations de la détention à même de permettre aux travailleurs sociaux l’exercice de leurs missions ;
- La prise en compte, dans la construction des nouveaux établissements, des besoins du SPIP et des spécificités de son intervention ;
- Un arrêt immédiat des expérimentations qui alourdissent la charge de travail à effectif constant ;
- L’élaboration d’organigrammes précis basés sur une juste évaluation de la charge de travail et intégrant un TCCBS pour pallier les congés, arrêts maladies, congés maternités,…
- Le passage en CTP, conformément aux textes, de tout ce qui concerne l’organisation des services ;
- Le respect des chartes des temps ;
- Une politique volontariste de conventionnement avec les structures administratives et le champ associatif à tous les échelons.
Ces revendications ne sont pas les caprices d’une filière déjà privilégiée, quoiqu’en dise la DAP. Elles représentent le minimum décent pour qui entend prendre au sérieux l’exercice de la mission de réinsertion. Or, ce minimum est loin d’être atteint.
Conscients de cela, il est désormais nécessaire que tous ensemble, à tous les niveaux, nous pesions dans le rapport de force pour donner réalité à nos revendications.
 
Montreuil, le 22 décembre 2009