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Eléments du problème

Mise en ligne : 14 avril 2005

Texte de l'article :

4. Eléments du problème

Nous passons ici en revue les éléments principaux du jeûne de protestation.

A. Caractéristiques d’un jeûne de protestation

Le fait d’aborder d’emblée les caractéristiques d’un jeûne permet d’identifier ses limites et de compléter les définitions données ci-dessus, qui ont pour objet de distinguer les termes clefs du problème.

A.1. Le jeûne de protestation en tant que problème de santé

La principale composante du jeûne de protestation est l’expression d’une revendication doublée d’un chantage mettant volontairement en jeu la santé et la vie du jeûneur : c’est en cela qu’il constitue un problème de santé dès qu’il est exprimé, même si ce n’est qu’avec le temps que ses conséquences physiopathologiques prennent de l’importance ; certains jeûnes ne vont d’ailleurs pas plus loin que leur effet d’annonce.

Le jeûne de protestation ne fait pas partie des diagnostics de la Classification Internationale des Maladies (CIM-10) 1 . En fait, il s’agit d’un comportement présenté par un individu considéré le plus souvent en bonne santé physique et mentale ; de ce fait il ne s’agit pas d’un trouble du comportement d’ordre psychiatrique et il n’implique pas un trouble de la personnalité. Ceci explique qu’il n’est pas classifié comme une maladie, une pathologie. Certains utilisent même le terme de « non-maladie »[3]. Le jeûne de protestation est toutefois un problème de santé puisqu’il implique une prise en charge médicale ; de plus le jeûne de protestation est influencé par certaines maladies somatiques et surtout psychiatriques ; enfin, il peut lui-même provoquer diverses maladies.

A.2. Les modalités du jeûne de protestation

Contrairement à une maladie touchant un individu, c’est le jeûneur qui détermine lui-même les modalités de son jeûne. Les différentes modalités qui définissent un jeûne son sa durée, sa rigueur (intensité) et son étendue (nombre de participants à un jeûne pour des revendications communes).

L’évolution du jeûne est plus ou moins rapide, le jeûneur misant sur le chantage produit et sur le temps pour provoquer un changement ; la durée, le risque encouru et la réversibilité du jeûne dépendront de sa rigueur. Ainsi, un jeûneur peut mener un jeûne absolu (grève de la soif), ou un jeûne de protestation strict avec une hydratation correcte, ou un jeûne de protestation avec suppléments tels que prise de vitamines et/ou de sucre et/ou de sels minéraux et/ou d’un autre nutriment (protéines, etc.). Ces suppléments, qui vont du thé à de petites quantités de nourriture, sont pris de manière ouverte ou non. Enfin, la rigueur du jeûne est susceptible de varier fréquemment, suivant en général l’évolution de la situation et les perspectives se présentant au jeûneur. Les grèves de la soif, jeûnes d’une grande intensité posant un risque vital très rapidement, visent un résultat rapide ; en revanche, en acceptant de boire suffisamment lors d’un jeûne de protestation, le jeûneur prolonge la durée du jeûne et augmente ses chances de réussite. Lorsque l’ingestion de boissons devient difficile suite à la baisse de l’état général, le jeûneur peut accepter des perfusions dans le but de prolonger le jeûne ou les refuser afin d’accentuer l’intensité du jeûne ; ce choix dépendra de l’évolution du conflit et de la détermination respective du jeûneur et du partenaire-cible*.

 Une prise alimentaire prévenant la survenue de toute pathologie est toutefois susceptible de disqualifier un jeûne. On conçoit aisément que l’apport énergétique doive être inférieur aux besoins quotidiens pour que s’en suive une baisse de l’état général, à plus ou moins long terme. Mais on peut aussi considérer que même un jeûneur « grignoteur » s’expose encore au risque de carences vitaminiques, dont les conséquences peuvent être dramatiques. Il y a chantage dans la mesure où le jeûne a pour conséquence un risque d’altération de la santé, la rapidité et la gravité de cette altération variant suivant le déroulement du jeûne. Enfin, de manière très large, on peut également reconnaître une certaine valeur à une réduction non dangereuse des apports, de manière symbolique ou dans un geste de solidarité ; la plupart des jeûnes à but religieux en sont un exemple. La portée d’un tel jeûne dépend dès lors beaucoup plus de son contexte (p.ex. célébrité du jeûneur ou jeûne collectif, aspects culturels) que du risque encouru.

 L’interprétation que le partenaire-cible donnera de certaines mesures joue aussi un rôle. Les perfusions et certains suppléments, s’ils prolongent la durée de survie, ne préviennent pas l’épuisement des réserves caloriques et le décès. Toutefois, ils permettent de faire durer le jeûne avec moins de risque de dommages irréversibles, donnant ainsi au détenu et au partenaire-cible plus de temps [4]. L’inconvénient en est que tant le jeûneur que le partenaire-cible se sentent dans une certaine mesure à l’abri de complications : le conflit est alors susceptible de perdurer avec un risque d’enlisement.

 Dans plusieurs cas cités dans la littérature, le gouvernement imposant un traitement de force, des jeûneurs mis sous perfusion sont demeurés plusieurs mois sous ce type d’alimentation artificielle. Un exemple caricatural de ce type de situation, datant du début du XXème siècle, est celui du Cat & Mouse Act, interrompant l’incarcération du détenu jeûneur (initialement, il s’agissait de femmes demandant le droit de vote, les suffragettes) jusqu’à ce que des séances de gavages par sonde nasogastrique aient rétabli l’état général du jeûneur [5, p.51, 6] ; l’une de ces suffragettes fut ainsi alimentée de force et réincarcérée à 10 reprises[7]. Dans les années 1980, le gouvernement marocain a tenu au secret de ses prisons des opposants politiques maintenus en vie sous camisole chimique par sonde nasogastrique pour les empêcher de mourir de leur jeûne de protestation, dans certains cas durant plusieurs années de suite [8, 42]. Certains indépendantistes irlandais menant des jeûnes de protestation ont été régulièrement alimentés contre leur gré par sonde nasogastrique, durant des périodes prolongées, au début des années septante [9].

 Parfois, c’est le jeûneur qui est à l’origine de situations similaires. Au Quartier cellulaire hospitalier (QCH) 2 de l’Hôpital cantonal de Genève, un détenu a accepté progressivement et volontairement de recevoir des perfusions lors d’un jeûne absolu. Son état est resté stationnaire si longtemps qu’il fut renvoyé à sa cellule à la prison préventive de Champ-Dollon alors qu’il prétendait encore jeûner 3 .

B. Les catégories des jeûnes de protestation

B.1. Les motivations des jeûnes de protestation

Un jeûne de protestation est par définition motivé, puisqu’il s’agit d’un comportement volontaire. C’est soit une revendication spontanée du jeûneur pour obtenir une modification de sa situation, soit une protestation contre une modification de sa situation par le partenaire-cible.

B.2. Les bénéficiaires des jeûnes de protestation
 
On peut donc classer les jeûnes en fonction du type de motivation : obtention de quelque chose (revendication) ou respect de quelque chose (protestation). Une telle distinction est plus formelle que pratique. Le terme de protestation peut d’ailleurs bien s’appliquer à ces deux types de motivations, à savoir protestation contre une situation qui ne change pas ou protestation contre un changement de la situation.

Le classement des jeûnes de protestation en fonction du bénéficiaire semble mieux corrélé avec la détermination du jeûneur et donc le pronostic. On peut ainsi distinguer trois catégories [5, p. 17] :

l’obtention ou le respect d’un avantage personnel,
l’obtention ou le respect d’un droit concernant un groupe auquel appartient le jeûneur et les protestations de solidarité, ne bénéficiant pas directement au jeûneur.

Les trois catégories se retrouvent assez fréquemment chez les citoyens libres. Les détenus demandent en général une amélioration à titre personnel de leurs conditions de détention ou une intervention au niveau de leur procédure pénale. Ils élargissent parfois leurs revendications au respect de certains droits pour les autres détenus, bien qu’ils n’y aient pas intérêt puisque le refus de céder du partenaire-cible (par exemple le directeur de la prison ou le juge) est en général déterminé par le risque d’extension des revendications à l’ensemble des détenus si l’un d’entre eux obtient satisfaction 4 . Les jeûnes de solidarité, dont certains ont une motivation d’ordre politique, sont peu fréquents en milieu carcéral, bien que souvent mieux connus du grand public.

B.3. Les partenaires-cibles des jeûnes de protestation

Les motivations à titre personnel prédominent chez les détenus. Dans leur cas, on peut encore subdiviser cette catégorie en trois sous-groupes selon le partenaire-cible : nous retiendrons principalement les conflits avec 1) les autorités* pénitentiaires, 2) les autorités judiciaires 3) et d’autres partenaires-cibles. Le Tableau 1 en donne des exemples.

 Il apparaît que, dans certains cas, le jeûneur n’explique tout simplement pas sa démarche, ou encore que ses motivations ne sont pas claires. Dans une étude [10] portant sur 395 cas de jeûne de protestation suivis à la prison-hôpital des Baumettes, 62% des détenus, à savoir 70% (n=140) des prévenus et 54% (n=105) des condamnés, protestaient pour des motifs d’ordre judiciaire. On ne connaissait pas les motivations de 15% des détenus.

 En ce qui concerne les transferts, leur refus par le détenu peut se baser sur un changement du réseau des codétenus ou un éloignement de la famille ; une demande de transfert peut être motivée par des menaces d’autres détenus ou un conflit avec des gardiens. On note que dans la 3e catégorie d’exemples (p.ex. déception sentimentale), le conflit est effectivement déplacé sur la prison alors qu’il s’agit de problèmes étrangers aux autorités pénitentiaires et judiciaires [11]. Dans l’étiologie du jeûne de protestation, d’autres facteurs interviennent encore, à savoir le refus du conflit par les autorités pénitentiaires et la recherche du conflit par le détenu, tenant à sa situation pénale, ses dispositions personnelles à entrer en conflit et les facteurs amenant le détenu à choisir le jeûne comme forme de protestation [10].

C. La dynamique d’un jeûne de protestation : les acteurs du conflit et ses aspects relationnels

En schématisant, le jeûne de protestation est l’expression d’un conflit typique de certains individus se trouvant dans une certaine situation [10, p. 12]. Dans le cas qui nous intéresse, il s’agit du conflit opposant un patient potentiel à une autorité pénitentiaire ou judiciaire, dans une situation de détention. Nous abordons également le rôle du témoin, principalement le médecin et le service médical. A titre de comparaison, nous mettons dans ce chapitre en parallèle la dynamique qui prévaut pour un détenu et pour un citoyen libre.

C.1. Les acteurs du conflit

Le jeûne de protestation, de manière générale, met en jeu trois catégories de personnes (triade) : le jeûneur, les témoins et le partenaire-cible.

En principe, un jeûneur est motivé par une revendication pour laquelle il est prêt à souffrir et parfois à sacrifier sa vie ; il essaye de faire connaître son combat, la revendication qui l’anime et les risques qu’il prend en touchant, par le biais de divers moyen d’information (p.ex. articles de presse, jeûne en place publique), une opinion publique qui joue le rôle de témoin. Cette opinion publique, sollicitée par la revendication ainsi que par les risques encourus par le jeûneur, est le levier de la pression que le jeûneur veut exercer sur le partenaire-cible, qui doit alors déterminer s’il répondra à la demande du jeûneur.

 Concernant ce type de fonctionnement, notons que la multiplicité des jeûnes de protestation affaiblit progressivement leur pouvoir médiatique, et l’opinion publique dans la plupart des cas n’est souvent plus mobilisée. C’est surtout en cas de complications et de décès que l’opinion publique est susceptible d’intervenir. Si le partenaire-cible semble souvent intraitable face à un jeûneur, il cherchera en revanche à éviter toute évolution dramatique, ne serait-ce que pour éviter la mobilisation de témoins plus nombreux.

 La triade jeûneur-témoin-autorité rappelle la relation décrite dans l’introduction concernant la médecine pénitentiaire : patient-médecin-autorité. Ces deux modes de relation triadiques sont d’ailleurs superposables : le médecin, en médecine pénitentiaire, assume le rôle de témoin principal d’un jeûne. En effet, c’est lui qui informe éventuellement le partenaire-cible sur l’évolution de l’état de santé du détenu qui ne peut jeûner publiquement.

 Les trois membres de la triade jouent chacun un rôle distinct dans le déroulement du jeûne et la résolution du conflit, que nous abordons ici.

a) Le Jeûneur

Le jeûneur est un individu qui entre en conflit avec un partenaire-cible donné en raison de revendications ou par protestation. Il confronte sa détermination à celle du partenaire-cible. F. Delaite postule que « la gravité [d’une grève de la faim] est liée à la détermination. » [11]

 Dans l’épreuve de force qui se joue entre le détenu et le partenaire-cible, le détenu doit faire appel à toute méthode confirmant sa légitimité ou simplement renforçant sa position. Outre le jeûne de protestation, le détenu a divers moyens d’action pour faire valoir ses motifs de protestation : demande orale ou écrite auprès du partenaire-cible ; intervention de l’avocat, de la presse, d’un gardien, d’un autre détenu, voire du médecin ; désobéissance du détenu, fuite, voire violence. Certains jeûneurs font appel à certains de ces moyens d’action avant d’entreprendre un jeûne ; d’autres méconnaissent les procédures habituelles et entreprennent un jeûne en désespoir de cause. Enfin, pour le jeûneur, le danger et les souffrances qu’il endure à travers son jeûne sont la preuve de la légitimité de son combat.

 Certains voient de ce fait dans le jeûne une action à entreprendre en premier lieu. Forge dit à ce sujet que « la seule liberté [du détenu] est celle de son tube digestif ; s’il existait un autre moyen moins dangereux pour sa santé, il l’utiliserait » [12]. Toutefois, le coût physique et psychologique du jeûne est parfois disproportionné en comparaison de l’importance subjective des revendications. En poursuivant son action, il met en jeu sa santé et sa vie. En revanche, s’il interrompt son jeûne de protestation sans avoir obtenu gain de cause, le détenu disqualifie une méthode de protestation du dernier recours.

 Certains détenus utilisant préférentiellement le jeûne comme moyen de revendication commencent par un jeûne absolu (grève de la soif) dont l’urgence amène à une hospitalisation rapide ; une fois au Quartier cellulaire hospitalier, l’expérience montre que ces jeûneurs acceptent alors de boire tout en poursuivant le jeûne de protestation. La grève de la soif serait un moyen d’alarmer plus rapidement l’entourage et d’obtenir un transfert rapide au Quartier cellulaire hospitalier 5 .

b) Le Médecin
 
Les bases de la déontologie médicale relatives au rôle du médecin s’adaptent mal à la situation du jeûne de protestation 6 , qui dans un sens est un affront à la mission naturelle du monde médical. Le médecin confronté pour la première fois à un détenu qui mène un jeûne de protestation doit redéfinir son rôle vis à vis de ce patient particulier.

(1) Le rôle du médecin

Un médecin peut assumer divers rôle dans la triade jeûneur-témoin-partenaire-cible : il peut être le médecin de premier recours habituel du jeûneur ou un consultant sollicité en raison du jeûne ; il peut être sollicité comme médecin de confiance* ou de deuxième avis*, ou encore intervenir pour confirmer la capacité de discernement ; il peut être mandaté pour un bilan de santé en vue d’un certificat médical ou d’une expertise, ou encore pour un traitement donné (nutrition forcée, réanimation).

 Le médecin peut se contenter d’une attitude purement médicale : poser le diagnostic (reconnaître le patient capable de discernement), informer le patient des risques et proposer des traitements, les prodiguer s’ils sont acceptés. Toutefois, compte tenu du contexte conflictuel, il peut être amené à intervenir au niveau psychosocial : discuter du bien fondé de la grève, intervenir auprès du partenaire-cible, faire passer certaines informations entre jeûneur et partenaire-cible ou encore auprès d’autres témoins, ou, plus encore, inciter le patient à renoncer à sa grève 7 ou au contraire défendre la cause du jeûneur. Ces différentes interventions peuvent être sollicitées par le jeûneur ou le partenaire-cible, par d’autres témoins ou encore être de l’initiative du médecin qui souhaiterait voir le conflit se résoudre.

 La plupart des documents ayant trait au jeûne de protestation en médecine pénitentiaire définissent les fonctions suivantes pour le médecin : il a pour tâche principale d’identifier le jeûneur, d’aborder le diagnostic différentiel et d’évaluer la capacité de discernement du patient, de l’informer, de le prendre en charge avec son consentement et de traiter les complications médicales. Entre autres, les Déclarations de l’Association Médicale Mondiale (AMM) précisent ce rôle du médecin du point de vue médical, mais ne s’expriment pas sur son intervention dans le conflit ou dans le mécanisme du jeûne de protestation. L’AMM estime toutefois que ce n’est pas le rôle du médecin d’évaluer le bien fondé des revendications [13]. Le manuel de la Johannes Wier Foundation (JWF), contrairement à l’AMM, invite à prendre connaissance des revendications du jeûneur, considérant que c’est la condition nécessaire pour établir la capacité de discernement.

(2) Le médecin face aux motifs du jeûneur
 
 Plutôt que de prendre connaissance des motifs du jeûne pour poser un diagnostic et informer le patient en ayant, si nécessaire, un avis sur leur bien fondé, la question semble plus de savoir s’il est du rôle du médecin de discuter des motifs avec le jeûneur. On peut considérer trois approches (ou types de prise en charge).

(a) Approche purement médicale

 Dans une telle optique, le médecin soigne tout individu sans discrimination et sans exercer de coercition ; il s’en tient aux seuls problèmes spécifiquement médicaux. Il n’est dès lors pas de son ressort d’évaluer la légitimité des motifs invoqués par un jeûneur et l’adéquation des revendications, d’une part par déontologie 8 et d’autre part pour des raisons de compétences (méconnaissance éventuelle des règlements pénitentiaires et des lois par le médecin). Dès lors, le médecin prend connaissance des motifs du jeûneur afin de dire s’il est capable de discernement et s’abstient d’entrer en matière sur leur légitimité et les chances d’obtenir gain de cause.

 Cette attitude neutre évite au médecin d’être pris à parti dans le conflit entre le jeûneur et le partenaire-cible. Son intervention médicale peut toutefois apparaître ambiguë dans certain cas. Ainsi, lorsqu’on prend pour exemple un comportement nuisible considéré comme facteur de risque pour la santé (p.ex. tabagisme, sédentarité), un médecin se doit d’informer son patient afin que celui-ci vive et agisse en toute connaissance de cause. Dans ce cas, il ne s’agit nullement de coercition puisque le patient n’est pas dans une situation de dépendance. Le médecin pourra même chercher à l’influencer, à faire pression sur lui dans la mesure où cela est fait dans l’intérêt du patient et que celui-ci peut rompre la relation thérapeutique s’il considère ces pressions exagérées. Dans le cas d’un jeûne de protestation, le médecin doit informer objectivement le patient ; en informant le patient, le médecin peut faire supposer une volonté implicite d’influencer le comportement du jeûneur. Toutefois, dans le cas d’un détenu qui n’est pas libre de choisir son médecin, une telle attitude peut être assimilée à une forme de coercition, en raison de la situation de dépendance du détenu.

(b) Approche médicale avec appréciation subjective du conflit

 Dépassant le cadre attendu de la consultation médicale (prise en charge somatique et psychologique), le médecin peut entreprendre de discuter avec le détenu les motifs de son jeûne, tant du point de vue de leur légitimité que de leur adéquation, qui ne vont pas forcément de paire. Le médecin peut aider le jeûneur à comprendre que dans certains cas les motifs semblent mal fondés ou irréalisables, ceci grâce au climat de confiance qui aura été établi et conservé par une prise en charge adéquate (prise au sérieux) de la revendication.

 Certains détenus se rendent à l’évidence que leurs revendications sont mal fondées ; cela ne les valorise pas à leurs propres yeux et peut rendre encore plus difficile l’acceptation de l’échec de leur démarche revendicatrice. D’autres en revanche prennent plus conscience de l’importance d’étayer leurs motivations et de multiplier leurs griefs afin de rendre leur base de contestation plus forte.

 Il faut bien évaluer l’approche que le médecin adopte en tant qu’intervenant dans la crise : en effet, certains proposent qu’il facilite les démarches du détenu mais seulement lorsqu’il juge ses doléances bien fondées. Ces auteurs ajoutent qu’en cas de jeûne à motifs politiques, le sérieux des risques amènera à intervenir tant sur le jeûneur que sur les autorités politiques [14]. Il reste alors à déterminer la compétence du médecin à faire une telle évaluation. L’AMM n’estime pas souhaitable « que les médecins modifient les principes de ces Déclarations [Tokyo et Malte] selon que la motivation du gréviste de la faim leur paraît ou ne leur paraît pas juste et légitime. Les principes doivent être appliqués sans tenir compte de l’opinion du médecin sur la raison sous-jacente de la grève de la faim [15] ». Il faut toutefois tenir compte de la réserve selon laquelle « le gréviste de la faim est une personne mentalement capable [15] ».

 Si le jeûneur ne reçoit pas satisfaction et poursuit son action malgré les conseils du médecin, il peut s’agir d’un individu qui, malgré le manque de réalisme ou de légitimité apparent de sa demande, la considère plus importante que le risque vital qu’il encourt. Dès lors, d’une part le dialogue devient plus difficile vu la non-convergence de points de vue entre le jeûneur et le médecin, d’autre part la question de la capacité de discernement peut se poser à nouveau mais en des termes plus délicats. Inversement, le médecin peut trouver légitimes les revendications du jeûneur, et risque alors d’être mis sous pression pour le soutenir dans sa démarche, contribuant alors à la cause même de la « maladie » de son patient.

 En portant un avis sur la légitimité des revendications, on tend à distinguer entre manipulation et juste combat de la part du jeûneur ; le médecin comme le partenaire-cible risquent alors de classer les jeûneurs, comme cela a été fait jusqu’en 1996 dans le cas des objecteurs de conscience au service militaire, entre les jeûneurs « réfractaires » (ou simulateurs) et les jeûneurs « de conscience » (ou « vrais » grévistes de la faim) : il s’agit alors d’un choix subjectif basé sur une appréciation de la légitimité des motifs du jeûneur.

 Dans l’un ou l’autre cas, le médecin, en exprimant son avis personnel sur la légitimité des revendications, semble prendre parti pour l’un des acteurs du conflit. L’équilibre naturel de la relation triadique s’en trouve modifié. Ceci peut être mal perçu par l’autre parti et le médecin peut perdre sa crédibilité auprès de celui-ci, l’empêchant de mener par la suite le rôle de médiateur neutre.

(c) Approche médicale avec rôle actif de médiateur neutre

 Dans une position intermédiaire entre une prise en charge purement médicale (et principalement somatique) et une intervention directe dans le conflit entre jeûneur et le partenaire-cible, on peut également considérer que le médecin se met à la disposition du jeûneur comme interlocuteur. Il ne s’agit pas de le pousser à renoncer ou, au contraire, de soutenir personnellement son combat, mais tout simplement de lui permettre de mûrir sa réflexion, de lui offrir un point de repère alors que le détenu est coupé de certaines réalités du fait de son mode de vie et de son internement. S’agit-il de l’« aide psychologique appropriée permettant de limiter les dégâts » formulée par certains [11] ? On peut s’attendre, s’il est vrai que les motifs sont souvent mal fondés, qu’un jeûneur renoncera avant d’être pris dans l’engrenage de la confrontation ; en revanche, s’il ne renonce pas, le médecin aura peut-être renforcé ses convictions et sa force de protestation en l’aidant à élaborer sa démarche. Par ailleurs la question se pose à nouveau de l’attitude à adopter si les revendications du détenu semblent légitimes au médecin ; il doit déterminer s’il laisse le détenu poursuivre seul son combat ou s’il manifeste une forme de soutien, le détenu connaissant la position du médecin pour l’avoir discutée plus en détail avec lui.

 Nous avons tenté d’identifier trois approches différentes du jeûne de protestation par le médecin, permettant de caractériser l’attitude pratique adoptée par chaque médecin. Le terme d’attitude en pratique médicale fait référence à la ligne d’action thérapeutique suivie dans une situation donnée. Toutefois, dans le cas du jeûne de protestation, il est délicat de définir une ligne d’action appropriée. L’attitude en tant que comportement du médecin ou manière de considérer le détenu, a aussi une profonde importance, non seulement parce qu’il s’agit toujours de respecter son patient mais aussi parce que la position du médecin par rapport à la situation de son patient influencera le cours des événements. Certains parlent de « neutralité bienveillante » en expliquant que compte tenu de la banalité de certains motifs de refus alimentaires (qualifiés de « petits chantages »), il s’agit d’amener le jeûneur à une réflexion sur le bien fondé de son action [14]. Ce processus peut permettre de désamorcer certains conflits ; il reste à définir quel rôle le médecin jouera dans la réflexion de son patient.

 Lorsqu’il est question de « neutralité bienveillante », certains estiment que s’il y a un conflit personnel entre le détenu et un gardien, ou encore avec le personnel soignant, l’équipe médicale doit s’engager à être ouverte au dialogue afin d’avoir une action psychothérapeutique [11], ou plus simplement de garder un rôle de médiateur actif. En fait, il s’agit de séparer le détenu de son problème concret (s’il s’agit d’un conflit personnel ou d’un autre problème purement pénitentiaire) et d’en faire une réflexion théorique à laquelle on le confronte : d’une certaine manière, on favorise la réflexion du détenu pour l’aider à sortir de l’impasse, mais d’un autre point de vue, on tend à l’isoler dans sa défense pour le faire céder plus facilement ; on risque alors d’avoir implicitement une attitude coercitive.

 En Suisse, le choix du traitement revient au médecin. Mais il faut alors tenir compte du fait que « des médecins différents puissent en toute sincérité résoudre le dilemme éthique de manière différente et soient influencés par des facteurs tels qu’âge » [14], origines culturelles et sociales, motif de l’incarcération, durée prévue d’incarcération ou encore importance apparente des revendications par exemple. En définitive, on peut se demander quel médecin s’impliquera dans le conflit et suivant quelle approche. En effet, même si le détenu n’a pas accès à un médecin de confiance, il sera pris en charge, p.ex. s’il est hospitalisé, par plus d’un médecin au cours de son jeûne. Chacun de ces médecins peut adopter l’une ou l’autre des trois approches décrites précédemment. Il est dès lors essentiel qu’une prise en charge médicale cohérente et coordonnée soit mise en place.

(3) Le devoir d’information

 Il apparaît que le rôle exact du médecin dans la dynamique d’un jeûne de protestation est difficile à définir compte tenu des aspects éthiques complexes et de la dimension sortant du rôle traditionnel du médecin (relation triadique animée par un conflit). S’il est une composante du rôle du médecin qui ne souffre pas de doute, c’est celui d’informer de manière professionnelle son patient sur le jeûne volontaire et ses conséquences médicales.

(a) Influence de l’information sur le patient

 Le refus alimentaire porte atteinte au bien-être, à la santé et à la vie. L’atteinte au bien-être survient immédiatement par l’insécurité induite, puis rapidement à travers les symptômes liés à la faim et à l’affaiblissement ; de même, il est attendu que le bien-être habituel du jeûneur se rétablit au même rythme en cas d’arrêt du jeûne. L’atteinte à la vie est définitive, et clamée dans le contexte de la démarche de protestation, mais peut en fait sembler lointaine au moment où le protestataire entreprend son jeûne. L’atteinte à la santé, physique et psychique, est peut-être la moins bien appréhendée par les jeûneurs ; on peut imaginer que les complications médicales du jeûne semblent aussi lointaines que le décès et que l’irréversibilité de certaines atteintes à la santé soit méconnue. L’individu qui entreprend un jeûne de protestation attend de ce mode de revendication qu’il laisse du temps, à lui-même ainsi qu’au partenaire-cible, pour résoudre le conflit ; il ne réalise pas toujours que le jeûne de protestation n’a pas une issue subite, décès ou interruption du jeûne, mais qu’il représente une atteinte progressive et parfois irréversible à la santé, avec laquelle il devra ensuite vivre, quand bien même ses revendications seraient satisfaites.

 Pour ces raisons, le médecin se doit d’informer clairement son patient pour lui permettre de prendre des décisions en connaissance de cause et permettre un consentement informé aux décisions médicales. On peut bien sûr encore discuter de la nature et de l’étendue de l’information donnée, du ton sur lequel l’information se fait, de la dramatisation éventuelle induite par le médecin, du choix des informations données. En effet, lorsqu’un médecin informe un patient, il peut se contenter de jouer un rôle similaire à celui d’une brochure à l’intention de patients, ou informer dans l’intention d’amener à un comportement qu’il juge adéquat à son sens. A titre d’exemple, un médecin qui informe un patient sur les dangers de la cigarette ou même sur l’indication à une chimiothérapie anticancéreuse est susceptible d’avoir un avis sur le comportement ou la décision qui lui semble le plus adéquat.

 La jurisprudence donne des précisions à ce sujet [16]. Ainsi, les éléments fournis doivent comprendre le minimum d’informations qu’un médecin révélerait à un patient-type, en adaptant les informations en fonction des attentes individuelles et particulières du patient concret auquel il a à faire, ainsi que de sa situation.

(b) Influence de l’information sur le partenaire-cible

 La manière d’informer le jeûneur influence non seulement son comportement mais également la relation avec le partenaire-cible. En effet, le médecin peut fournir des rapports peu détaillés laissant le partenaire-cible dans l’incertitude, ou au contraire souligner auprès de celui-ci les risques encourus par le jeûneur et lui expliquer la signification de mesures telles que des perfusions, ce qui peut être perçu comme une forme de soutien même involontaire ; le médecin peut par ses explications aider le jeûneur à mieux gérer sa grève, et ainsi suggérer au partenaire-cible une certaine collusion du médecin avec le détenu. En revanche, le médecin peut simplement avoir pour but d’éviter des complications irréversibles, ce qui favorise plutôt la position du partenaire-cible dans le conflit.

(c) Information relative aux directives anticipées

 Le jeûne de protestation pose une situation inhabituelle en ce que les complications médicales sont prévisibles de façon relativement certaine et avec une anticipation allant de quelques jours à plusieurs semaines, mais qu’il est attendu que dans bon nombre de cas le patient refuse le traitement médical (par exemple réanimation et réalimentation en cas de complications). La loi et la jurisprudence établissent clairement que le médecin a un devoir d’information et que seules des circonstances exceptionnelles l’autorisent à taire certaines informations au nom d’un droit au silence dans la relation thérapeutique 9 [16]. De manière générale, l’information du patient comprend entre autres une description des effets du traitement et de ses risques, mais également de mentionner les alternatives au traitement proposé par le médecin.

 Dans le cas du jeûne de protestation, il semble évident que le refus de l’intervention médicale fait partie des options qu’un individu raisonnable envisagerait pour lui-même. Ceci suggère que le médecin doive informer un patient effectuant un jeûne de protestation de la possibilité de rédiger des directives anticipées* telle que le prévoit la loi 10 . « L’exception thérapeutique habilitant le médecin à taire une information qui pourrait être préjudiciable au patient » [16] ne pourrait être invoquée que dans la mesure où l’on considère qu’un individu capable de discernement ne serait pourtant pas apte à déterminer ce qui est le mieux pour lui-même. En conséquence, il apparaît nécessaire d’informer un détenu des possibilités de formuler des directives anticipées lorsque celui-ci mène un jeûne de protestation, en tout cas si sa capacité de discernement ne fait aucun doute.

 La jurisprudence relative au devoir d’information et au droit au silence fait en général allusion à des situations éloignées du jeûne de protestation ; en effet, le jeûne de protestation, comme cela a déjà été dit, crée une situation inhabituelle du fait que la volonté du patient joue un rôle dans l’évolution de son état de santé et qu’un conflit de nature non médicale influence son comportement. Les incertitudes dans l’interprétation de la loi et de la jurisprudence qui en résultent rendent l’attitude à adopter moins claire dans les cas de jeûne de protestation où un contexte de crise et/ou des comorbidités psychiatriques rendent l’évaluation de la capacité de discernement plus délicate. Ces incertitudes pourraient justifier de ne pas révéler au patient toutes les informations relatives aux possibilités de refuser l’intervention médicale.

c) Le partenaire-cible

 Si le médecin ou tout autre témoin peut être plus ou moins impliqué par les revendications d’un jeûneur, le partenaire-cible reste le premier interlocuteur de ce celui-ci. Sa marge de manoeuvre est délicate. En évaluant le bien fondé des revendications, le partenaire-cible cherche à A) identifier et énoncer clairement les revendications du jeûneur, B) évaluer leur bien-fondé et leur légitimité (par rapport aux lois) et leurs conséquences générales (p.ex. extension aux autres détenus), C) identifier les moyens d’y répondre et planifier leur application, et D) refuser d’entrer en matière sur les revendications jugées inacceptables en adressant le détenu à l’autorité supérieure.

(1) Le partenaire-cible face au jeûne de protestation

Si le partenaire-cible est fréquemment confronté à diverses revendications (p.ex. s’il s’agit d’un juge), il lui faut être cohérent dans son attitude et traiter chaque cas avec la même équité. Il ne doit considérer que la revendication en tant que telle et ne pas se déterminer en fonction de la durée du jeûne et de ses complications éventuelles. S’il cède à ce principe, cela revient à dire qu’un long jeûne correspond à un « exploit » donnant droit à la satisfaction de revendications ; la question se poserait alors de savoir quelle durée et quelle rigueur sont nécessaires pour qu’un jeûne soit considéré comme méritant. Une telle fermeté suppose d’une part qu’en pratique les cas sévères sont inhabituels et d’autre part que le partenaire-cible est préparé à la réaction que peuvent entraîner des complications médicales d’un jeûne ou un décès.

 A ce sujet, il est intéressant de noter un commentaire fait par un médecin responsable dans un centre pénitentiaire français : « Si la grève est intégralement 11 suivie par le détenu, une reprise en considération du dossier est entreprise par la magistrature [17] ». Il y a dans ce cas risque de créer des inégalités dans le traitement des détenus, certains bénéficiant de certaines faveurs en raison de leur « exploit », les autres n’ayant plus qu’à surenchérir en entrant dans le jeu des actes auto-agressifs pour obtenir un traitement identique.

 Il semble plus raisonnable et rationnel de ne considérer que la revendication en tant que telle, indépendamment de l’investissement personnel du plaignant ; dans ce cas la détermination d’un détenu qui s’entêterait dans sa revendication ne serait plus prise en compte mais le partenaire-cible se baserait sur la seule légitimité de la revendication. Ceci revient alors à suivre une procédure légale habituelle et à s’en remettre à un jugement. Pourtant, la démarche du jeûne de protestation vise justement à court-circuiter une telle procédure ou décision. Ce dilemme est encore plus net dans les cas où la revendication peut être considérée comme légitime mais apparemment non réalisable en pratique ; à titre d’exemple, lorsque le jeûneur proteste contre la lenteur de la procédure judiciaire, on ose en théorie espérer qu’elle pourra être accélérée.

(2) Evaluation de la légitimité de la revendication par l’autorité
 
Le partenaire-cible doit plus que tout autre déterminer si les demandes du jeûneur sont légitimes et, dès lors, s’il convient d’y répondre. Toutefois, les jeûneurs ne devraient pas être classés en deux catégories qui recevraient un traitement différent, pour lesquelles deux attitudes différentes seraient observées. Il est à noter que les jeûnes de protestation entrepris par des détenus de droit commun incarcérés dans des conditions légales sont souvent considérés comme mal fondés ou même abusifs ; ainsi, ce commentaire dans un document de travail de l’AMM : « Les grèves de la faim dans ce contexte sont plus probablement entreprises dans le but d’obtenir un avantage personnel que pour défendre les Droits de l’Homme » [18]. Le Procureur général de la Confédération helvétique estime également, dans un commentaire formulé en 1977, que les « détenus (au stade de l’instruction ou de l’exécution de la peine) décident librement d’entamer une grève de la faim (pour quelque motif que ce soit, mais en règle générale, pour imposer des exigences, à la satisfaction desquelles ils n’ont aucun droit) » [19].

 Le facteur temps est l’élément prédominant dans un conflit entre un détenu et une autorité pénitentiaire ou judiciaire. Le jeûne en lui-même s’apparente à un compte à rebours. En plus, dans le cas d’un prévenu, la procédure judiciaire est déjà amorcée ou susceptible de l’être, et ce n’est en fait pas la question de la légitimité qui prédomine initialement mais souvent celle de savoir quand la réponse à la revendication peut être apportée. La légitimité de la revendication revient au premier plan lorsque la demande a été rejetée une première fois, ainsi que dans le cas d’une condamnation lorsque le détenu remet en cause la décision de justice.

 L’Etat n’est que rarement le partenaire-cible direct du jeûneur, sauf dans certain cas de jeûne de protestation à motivation politique. Toutefois, le plus souvent l’Etat supervise d’une manière ou d’une autre toute autorité susceptible d’être en conflit avec un détenu. Il a pour devoir de maintenir l’ordre dans les prisons, ce qui empiète sur la primauté de la liberté individuelle dans le cas des détenus. Dans certains pays, on considère qu’il est du devoir de l’Etat de préserver la santé de ceux qui sont à sa charge, y compris les détenus. En Suisse, cela n’est pas le cas ; les citoyens privés de liberté ont accès à des services de santé adéquats, mais sont libres d’en accepter ou refuser les services pour autant que cela ne menace pas la santé publique (dans ce cas celle des autres détenus) [20]. En revanche le droit espagnol impose à l’Etat de conserver la vie des détenus et donc que tout détenu mettant sa vie en péril par un refus alimentaire soit alimenté, de force si nécessaire ; de même en France où les lois concernant le secours à personne en danger imposent la réalimentation artificielle d’un jeûneur devenu comateux. D’où la constatation que les lois dictent l’attitude adoptée dans tel ou tel pays.

 Dans certains cas, diverses lois d’un même pays entrent en conflit et c’est la hiérarchie qui leur est attribuée qui dictera l’attitude finalement adoptée. Mentionnés un jugement rendu dans le Commonwealth (Departement of immigration vs Mok and another), des articles de lois relatifs aux personnes détenues (the Prison Act 1952 et the Migration Act 1958) avaient été cités pour justifier la nutrition forcée de requérants d’asile déboutés menant un jeûne de protestation. En revanche, l’administration d’un tel traitement contre la volonté d’un individu aurait violé l’article 3 de la Convention européenne sur le Droits de l’Homme et les Libertés [21].

 Le droit d’être traité et le droit de refuser un traitement sont deux concepts opposés. Leur inscription respective dans les lois de chaque pays s’est fait pas à pas et il est intéressant de voir comment l’attitude peut être modifiée selon que le droit et la jurisprudence donne la priorité à l’un ou l’autre concept juridique contradictoires. Ainsi, au Québec, la situation décrite en 1986 [22] montre que le Quebec Mental Patients Protection Act ne prévoit pas qu’un patient refuse un traitement, qu’il soit capable de discernement ou non. Il semble actuellement très discutable qu’un article de loi institué dans l’intérêt de certains individus puisse leur être opposé.

C.2. Détenus et citoyens libres

 Dans le cas d’un jeûne mené par un individu libre, il semble que sans une mobilisation efficace ou du moins minimale des média, un jeûne de protestation perd son efficacité et par la même sa signification. Dans le cas du jeûne de protestation en milieu pénitentiaire, le caractère individuel des motifs invoqués par les détenus est moins à même de solliciter l’opinion publique. A ce sujet, il est difficile d’évaluer dans quelle mesure les détenus recourent aux média ; on pourrait supposer que les conditions de détention (courriers ouverts par l’administration pénitentiaire, brièveté du temps de parloir, limitation de l’accès à un téléphone) restreignent l’accès du détenu à la presse et à l’opinion publique, sans compter qu’en raison d’un mode de vie marginal, de nombreux détenus ne bénéficient pas d’un réseau social suffisant pour défendre leurs intérêts. Ces limitations protègent dans un sens le partenaire-cible. Cependant, un recensement des mentions de jeûnes de protestation dans le quotidien français Le Monde a montré qu’environ le tiers des articles concernaient des détenus. [5] Si le médecin reste le témoin principal, l’opinion publique est également souvent mobilisée. Un détenu suisse célèbre, Walter Sturm, faisait d’ailleurs souvent parler de lui dans les média, entre autres à l’occasion de jeûnes de protestation ; il tâchait d’ailleurs de leur donner un caractère solidaire (revendications d’un groupe).

 On notera encore que dans certains cas, ce sont des médecins qui entreprennent un jeûne de protestation. Ainsi, quarante médecins australiens ont obtenu une reprise en considération de leur possibilités d’exercer après un jeûne de 3 semaines [23] ; cinq médecins ont effectué un jeûne de protestation deux ans plus tard dans un contexte similaire [24]. Deux cents cinquante anesthésistes polonais ont entamé un jeûne de protestation collectif après l’échec de négociations pour l’amélioration de leur revenu et de la sécurité des patients [25]. Un cardiologue hongrois, protestant contre le manque de subventions pour son service, a interrompu un jeûne de protestation après une semaine, apprenant que certains de ces patients envisageaient de le rejoindre dans son action et que d’autre part le Ministère des affaires sociales semblait prêt à entrer en négociations [26].

 Un citoyen libre est intégré dans un entourage pouvant inclure sa famille, ses proches et amis, ses collègues, d’autres citoyens tels que les gens de son quartier, et éventuellement des personnes défendant des revendications communes ; cet entourage fera souvent pression sur le jeûneur afin de le protéger, exception faite des cas où il est d’emblée en accord avec le jeûneur sur son mode de revendication.

 Le détenu est d’une certaine manière ménagé dans sa volonté de jeûner : son entourage est souvent restreint en raison de son mode de vie marginal et de toute manière l’influence de l’entourage est minimisée par la restriction des contacts (cf. brièveté et contexte des parloirs, même pour le conjoint). En revanche, sa détermination sera parfois testée de manière plus brutale par les codétenus et les gardiens de prison.

 Si l’entourage d’un citoyen libre adhère au choix du jeûne de protestation comme mode de revendication, il participera activement à en faire la publicité et à faciliter l’accès du jeûneur aux média. Le jeûne de protestation doit dès lors apparaître en commune mesure avec la revendication.

 Le détenu tire partie de son isolement ; les témoins de son jeûne n’attendent pas de lui qu’il accède aux média, ni que la publicité apportée à son action soit efficace. Dans une certaine mesure, tant le jeûneur que le partenaire-cible auront souvent intérêt à ce que le conflit se résolve à huis clos.

 Le citoyen libre dispose de toute sa liberté d’expression, de mouvement et d’action et à donc plus de moyens de revendication (p.ex. sollicitation plus facile des média, accès à des avocats expérimentés suivant ses moyens financiers, accès plus facile à la justice, mode récente des sit-in).

 Le détenu a des moyens de recours limités par rapport au citoyen libre. A ce sujet, on note que les actes auto-agressifs sont relativement fréquents en milieu carcéral 12  ; si leur étiologie est en général un trouble de la personnalité ou de la thymie, ils sont souvent animés par un désir de revendication qui témoigne du manque de moyen de recours des détenus, ou encore de l’inadaptation de ces moyens de recours à l’état psychique et émotionnel induit par l’incarcération.

 Compte tenu de ce qui a été dit plus haut, on peut se demander si le citoyen libre obtient plus facilement gain de cause sur des revendications personnelles ou concernant un groupe (réouverture d’un dossier, emploi ou salaire rediscuté). Le taux de succès sera probablement proportionnel au réalisme de la revendication. Des jeûneurs à motivation politique, dont les revendications n’ont souvent que peu de chance d’aboutir, se satisfont souvent d’avoir sollicité efficacement l’attention de l’opinion publique.

 Les jeûnes de protestation chez les détenus, excepté certains cas rares, sont de brève durée : ils sont dans un sens un exutoire à un besoin de liberté, d’expression et de revendication, et sont confrontés à une autorité réputée non intimidable.

 Le succès de la revendication du détenu est compromise par la situation de celui-ci : les revendications d’ordre pénitentiaire, afin de garantir un traitement identique pour tous, imposent en général au partenaire-cible (l’autorité pénitentiaire) de refuser la demande du jeûneur sous peine de devoir la généraliser aux autres détenus de l’établissement ; les revendications d’ordre judiciaire attaquent soit le fonctionnement de la détention préventive, soit remettent en cause une décision a priori juste, puisque prise dans une cour de justice après mise en accusation et défense selon les règles.

 Malgré toutes ces différences, il convient de noter qu’au sens de la loi cantonale sur les droits des patients (loi K 1-80) ou encore de la Convention européenne sur le Droits de l’Homme [21], détenus et citoyens libres bénéficient de la même protection, sans discrimination.

D. Le mécanisme d’action d’un jeûne de protestation : l’épreuve de force

 Un jeûne de protestation est un moyen mis en oeuvre pour obtenir la satisfaction d’une revendication donnée. Il représente une épreuve de force. Certains le voient comme un type d’action violente [11] alors que d’autres en font au contraire l’arme de pointe des mouvements non violents et pacifistes [27].

 La personne, libre ou détenue, qui utilise le jeûne de protestation comme moyen de pression sur le partenaire-cible, engage une épreuve de force. Au début, au milieu ou vers la fin de la grève, le jeûneur est prêt, ou n’est pas prêt, à aller jusqu’à donner sa vie pour ses revendications, à mourir plutôt qu’à vivre dans les conditions actuelles. Il ne résistera peut-être pas aux aspects désagréables de la restriction alimentaire ; il cédera peut-être devant le risque de complications ; il mènera un jeûne plus ou moins rigoureux. Ni le jeûneur ni le partenaire-cible ne le savent à priori, d’où l’épreuve de force.

 Au fur et à mesure que les jours passent, la situation devient de plus en plus difficile pour ceux qui veulent convaincre le jeûneur de renoncer. En effet, initialement, le patient lutte contre la sensation de faim et l’angoisse de s’affaiblir, mais après quelques jours ces sensations s’estompent. Le patient prend alors conscience (à tort ou à raison) de sa puissance nouvellement acquise et croissante avec le nombre de jours de jeûne. Puis, si le partenaire-cible ne semble pas céder, le patient entrevoit « l’entrée par le martyre dans le monde des héros » [11]. Passé un certain stade, le jeûne de protestation s’apparente aux grèves de travailleurs en ce que les relations entre jeûneur et autorité sont toujours plus susceptibles de se détériorer ; en effet, il devient de plus en plus difficile de sortir de l’épreuve de force, en cédant aux revendications ou en interrompant le jeûne, sans que l’un ou l’autre parti ne perdre la face.

 Il est important de noter que, si le jeûne de protestation est un phénomène fort ancien, il s’agit d’un mode de revendication désespéré dans deux types de situations. Premièrement celle où la nourriture fait globalement défaut ; ainsi, il fait peu de sens de jeûner lorsque de toute manière le protestataire et ses codétenus ne reçoivent pas une alimentation suffisante [4, p. 394, 28]. La deuxième situation est celle où les Droits fondamentaux de l’Homme ne sont pas respectés. Le succès éventuel d’un jeûne de protestation est limité lorsque le partenaire-cible s’inscrit dans une approche de régime politique totalitaire ; le jeûne lui-même contribue alors plus à la maltraitance du détenu qu’à sa défense. C’est d’autant plus vrai en situation carcérale, le jeûneur ayant des difficultés à faire connaître son action auprès d’un certain public témoin, et de ce fait encore moins de possibilités de faire pression sur le partenaire-cible. A titre d’exemple, un jeûne de protestation collectif de 400 prisonniers d’un camp de travail en Union Soviétique en 1936 se traduisit par le décès par inanition* de 40 des jeûneurs et l’exécution en masse des autres [27]. Dans des pays où les Droits de l’Homme ne sont pas respectés mais qui subissent des pressions de la part de la communauté internationale, les régimes de perfusion permettent de garder les détenus en vie tout en enlevant toute signification au jeûne de protestation à moyen terme 13 . En revanche, dans un Etat de droit où l’information circule librement, les jeûneurs sont susceptibles d’obtenir gain de cause, le décès de l’un d’entre eux ou son alimentation forcée et prolongée mettant pareillement le partenaire-cible en situation inconfortable. A titre d’exemple, les suffragettes américaines de 1917 emprisonnées en raison de leurs activités militantes, revendiquèrent le statut de détenues politiques, certaines en menant des jeûnes de protestation ; elles finirent par obtenir leur libération et le soutien présidentiel à un amendement pour le suffrage féminin [27].

 Faute de statistiques précises et comparables entre différents pays, il est difficile de dire quelle influence joue la possibilité de l’alimentation forcée sur l’incidence et la durée des jeûnes de protestations. On peut penser qu’en l’absence de toute possibilité d’alimentation forcée chez un jeûneur conscient, la valeur conférée à la liberté individuelle et au droit de mourir pour une cause rend plus déterminé un martyr en puissance. Toutefois, l’évolution globale des jeûnes de protestation montre plutôt le contraire : en dépit d’un abandon progressif de l’alimentation contre la volonté du jeûneur dans divers pays, même chez le jeûneur devenu comateux, il semble qu’il y ait une augmentation de l’incidence des jeûnes sans que ceux-ci soient plus déterminés. J. L. D. Ripollés propose de conserver au jeûne de protestation sa « capacité de pression » en faisant assumer au gouvernement le risque d’une réalimentation seulement lorsque le détenu devient inconscient. En revanche, il rend attentif au fait qu’en ne réalimentant pas un détenu devenu inconscient, les personnels de santé permettraient involontairement au gouvernement « de se débarrasser de détenus considérés comme indésirables » [29].

 Du point de vue de l’épreuve de force, l’hospitalisation représente un moment clef et peut avoir plusieurs conséquences possibles. Suivant les cas, l’hospitalisation est perçue comme isolant (de son réseau de soutien) le jeûneur ou au contraire le protégeant (de témoins de son échec s’il renonce à son jeûne, ou de situations conflictuelles propres à la prison qui sont parfois à l’origine du jeûne). Pour le partenaire-cible, l’hospitalisation peut sembler rassurante (renforcement de la prise en charge médicale) ou inquiétante (signe d’aggravation de l’état de santé). L’hospitalisation dramatise l’évolution du jeûne et lui donne de l’importance aux yeux du patient, éventuellement à ceux du partenaire-cible (par l’intermédiaire de l’avocat p.ex. qui n’hésitera pas à signaler que son client a été hospitalisé alors que le juge ne dispose pas encore d’un certificat médical lui permettant d’apprécier objectivement la gravité de la situation) [11]. D’un autre côté, l’hospitalisation améliore souvent les conditions de détention du détenu (ce qui est parfois l’un des buts recherchés par celui-ci). Il faut noter que le changement de milieu permet un changement de perspectives pour le patient, un autre climat, qui peuvent conduire à un changement de comportement. En effet, l’hospitalisation permet parfois à un jeûneur de renoncer à son action tout en préservant son honneur.

 Si un détenu jeûneur est en général favorable à l’hospitalisation, l’indication peut parfois se poser contre le gré du détenu. Aux Pays-Bas, il est possible de transférer contre son gré un détenu à l’hôpital pénitentiaire de Scheveningen qui est considéré légalement comme une maison d’arrêt (« remand house ») ; il s’agit donc d’un transfert d’un centre de détention à un autre, une procédure pénitentiaire qui peut s’effectuer contre la volonté du détenu (le transfert dans un hôpital civil nécessitera en revanche son accord) [30]. A Genève, le transfert d’un détenu de la prison de Champ-Dollon au Quartier Cellulaire Hospitalier n’est pas assimilable de la même manière à une procédure pénitentiaire ; il s’agit d’une décision médicale prise d’entente avec le patient détenu. Celui-ci est théoriquement en droit de refuser un tel transfert, pour autant qu’il soit capable de discernement ; ceci poserait des problèmes pratiques non négligeables à l’équipe médicale et il heureux que les détenus effectuant un jeûne prolongé acceptent habituellement l’hospitalisation pour les raisons invoquées plus haut.