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Prison et Histoire

Des châtelains justiciers et geôliers

Mise en ligne : 10 mai 2006

Dernière modification : 13 février 2011

En vertu du droit de ban, les seigneurs sont habilités depuis le Xe siècle à rendre justice et à enfermer les détenus dans leur château. Le régime d’incarcération n’y est pas des plus tendres.

Par Romain Telliez, maître de conférences à Paris IV

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Texte de l'article :

Le château-fort

Le domaine foncier Des châtelains justiciers et geôliers

En vertu du droit de ban, les seigneurs sont habilités depuis le Xe siècle à rendre justice et à enfermer les détenus dans leur château. Le régime d’incarcération n’y est pas des plus tendres.

Par Romain Telliez, maître de conférences à Paris IV

La justice est une prérogative majeure du pouvoir féodal. Exercée par les comtes et autres juges royaux à l’époque carolingienne, elle incombe pour l’essentiel, depuis l’effacement du pouvoir royal au Xe siècle, aux détenteurs du pouvoir de ban, c’est-à-dire aux seigneurs dans le cadre de leurs seigneuries, ainsi qu’aux gouvernements municipaux pour les villes qui en sont dotées. Comme le roi ou les corps de ville, les seigneurs peuvent déléguer à des juges professionnels le soin de rendre la justice ; mais ils le font généralement eux-mêmes en tenant leurs plaids ou assises, entourés des vassaux qui leur doivent le service de conseil.

Seuls les seigneurs détenteurs de la haute justice peuvent juger des criminels et prononcer des peines autres que financières. Les amendes sont en effet, et de très loin, les peines les plus courantes. Leur origine semble remonter au wergeld qui, dans le droit barbare, prescrit à la fois le dédommagement dû à la victime - ou à ses ayants droit - et la somme due au juge pour trouble causé à l’ordre public. Le montant des amendes, variant de quelques sous à plusieurs centaines de livres, est fixé par le juge en fonction du tarif coutumier ou des chartes de franchises que les communautés d’habitants ont obtenues pour limiter l’arbitraire seigneurial.

Tout seigneur détenteur d’une haute justice doit entretenir dans son château une prison ; mais nul autre ne peut avoir de geôle, sous peine d’encourir l’accusation de « prison privée », en d’autres termes, la séquestration de personne. Hormis pour la garde des prisonniers de guerre en attente de rançon, pleinement légitime mais régie par les usages de la guerre et non par la loi judiciaire, le droit d’emprisonner est restreint, et le seigneur qui en abuse peut voir sa justice confisquée par le roi. L’emprisonnement se justifie au criminel et même au civil si l’intéressé ne peut verser de caution garantissant sa comparution ultérieure, ni fournir de fidéjusseurs (autrement nommés plèges). D’après certaines coutumes, l’incarcération est autorisée seulement en cas de flagrant délit, sur dénonciation, ou après enquête préalable et non sur de simples soupçons. Le droit commun admet toutefois que de « véhémentes présomptions » suffisent contre les personnes « mal renommées », ce qui autorise bien des abus. En outre, la détention préventive ne peut excéder quelques jours ou quelques semaines. Au-delà, le justiciable doit être élargi sous caution, voire sur simple serment lorsque l’affaire est vénielle. Pour dettes, on ne peut emprisonner qu’en cas de créance envers le trésor royal, ou lorsque le débiteur s’est obligé par corps (se rend).

Le droit coutumier, tout comme le droit romain (mais non la common law anglaise), précise que la prison doit seulement servir à la garde des délinquants, non à leur punition. Mais les juges laïques subissent l’influence du droit canonique qui prête à la réclusion des vertus morales, à la fois correctrices et punitives. Aussi condamne-t-on souvent à de courtes peines : quelques jours à quelques mois, qui servent aussi de peine de substitution pour les condamnés à l’amende insolvables.

Les prisons des châteaux ne sont évidemment pas des lieux d’agréable villégiature, néanmoins, leurs hôtes bénéficient d’égards minimaux. N’importe quelle pièce convient après tout, pourvu qu’elle soit solidement fermée. Les châtelets d’entrée des fortifications, tout comme les portes des villes, offrent ce genre de facilités. Mais, surtout, l’architecture des tours, aux murs épais et chiches en ouvertures, se prête aux commodités carcérales. Les étages supérieurs abritent aisément les prisons que l’ont dit « décentes » et qui logent les détenus peu dangereux, voire les prisonniers de marque. Leur hauteur, à plus de soixante pieds du sol (soit une vingtaine de mètres) dissuade le candidat à l’évasion, à moins que l’intervention de saint Léonard, patron des prisonniers, ne lui permette de se tirer à peu près indemne d’un tel saut, comme le fit Jeanne d’Arc depuis la tour de Beaurevoir.

Pour plus de sûreté, on entrave les mains et les pieds à l’aide de bracelets et de manicles, sortes de menottes rigides passées dans une chaîne ou un anneau scellé au mur. Ces fers pèsent lourd et causent fréquemment des blessures ; il n’est pas rare, malgré tout, que les prisonniers parviennent à les briser. Plus efficace et plus pratique est le cep, double poutre s’ouvrant en ciseaux et pourvue d’évidements circulaires pour le passage des chevilles et des poignets, ce qui impose une position très inconfortable : assis les bras tendus et les mains au niveau des pieds. Le cep qui retient le chroniqueur lorrain Philippe de Vigneulles en 1491, au château de Chauvency, est suffisamment long pour accueillir une trentaine de prisonniers. Quant à celui du château de La Motte-Feuilly, on peut d’autant moins l’ébranler qu’il est tout bonnement aménagé dans les poutres maîtresses de la charpente d’une tour.

Mentionnons enfin les « fillettes », cages de fer dont l’historiographie romantique attribue l’invention à Louis XI et souligne, pour illustrer la cruauté de ce roi, qu’on ne pouvait s’y tenir qu’accroupi. Or ces cages, de fer ou de bois, existent depuis l’Antiquité ; celles de Louis XI, aux dimensions généreuses, offrent à leurs hôtes un très relatif confort. Destinées aux prisonniers de marque, elles permettent de les garder en toute sûreté dans des locaux éclairés, aérés et accessibles aux visites, ce qu’autorise rarement le tout-venant des cachots.

Le second type de geôle qu’abritent fréquemment les tours est souterrain. Le terme de fosse, généralement employé, indique bien ce dont il s’agit : une cave plus profonde que large, dont la moitié inférieure au moins se trouve toujours au-dessous du niveau du sol. Son unique accès est un trou au sommet de la voûte, permettant à peine le passage d’un homme et qui peut être fermé par une dalle de pierre ou une trappe de bois. On y descend au bout d’une corde le prisonnier mais aussi la pitance qui lui est destinée. Toute évasion paraît impossible puisque, une fois la corde retirée, nul ne saurait atteindre cette ouverture s’élevant à huit ou dix mètres du sol.

Même si l’obscurité, le froid et l’humidité tourmentent durement leurs hôtes, ces fosses ne sont pas dépourvues des équipements nécessaires à leur maintien en vie. C’est d’abord un étroit conduit oblique, débouchant à l’air libre, qui permet au prisonnier sinon de voir quelque lumière du moins d’éviter l’asphyxie due à la stagnation du gaz carbonique. La plupart des fosses comportent aussi des latrines, ce qui permet de confirmer qu’elles ont bien, et dès leur construction, une fonction carcérale : il ne s’agit pas de silos destinés au stockage des provisions, comme le soutiennent certains auteurs, y compris Viollet-le-Duc qui découvrit pourtant, dans la fosse du château de Pierrefonds, le squelette d’une personne ayant piteusement fini ses jours accroupie sur le siège des latrines. Dans ce château comme dans certains autres, les prisonniers profitent de l’eau du puits, situé au fond de la fosse. Ajoutons que le sol peut être jonché de paille ou garni d’une natte pour le couchage. Nulle part on ne trouve trace de culs de basse-fosse au fond arrondi ou conique pour empêcher que l’on s’y tienne commodément assis ou allongé, comme se plaisaient à l’imaginer les auteurs romantiques prenant volontiers pour un cachot - comme à la Bastille - ce qui n’est en fait qu’une glacière. Les documents judiciaires évoquent certes, à l’occasion, la réclusion en un lieu si étroit que l’on ne peut y déplier ses membres ; mais, loin de la décrire comme une pratique régulière, ils la dénoncent comme un intolérable abus.

Il faut aussi faire litière d’une légende tenace : celle des oubliettes qui passent pour des prisons perpétuelles et secrètes. Le plus souvent « Oubliette » n’est rien d’autre qu’un des noms propres volontiers donnés aux geôles par les hommes du Moyen Age. Ces noms permettent d’abord de les distinguer les unes des autres, dans les villes et les châteaux importants qui disposent de plusieurs prisons. Mais ils sont aussi un mode de dérision apprécié des contemporains, qui nomment volontiers Beauvoir, Beauvisage ou Gloriette comme les pires cachots. On parle aussi de la « peine d’oubliette » qui désigne la réclusion à perpétuité, ou tout au moins pour un temps indéterminé ; celle-ci n’est prononcée que par les tribunaux d’Eglise, et occasionnellement par ceux du roi.

Tous les détenus ne sont pas soumis au même régime : on distingue les criminels, mis aux fers en « chambres noyres et cachots », des prisonniers pour dettes et autres gens de qualité tenus en « honnête et courtoise prison ». Quant aux femmes, peu nombreuses mais non absentes des prisons, on doit les détenir séparément, sous la garde d’une femme et « sans tourment de leurs corps », c’est-à-dire libres d’entraves.

La mortalité des prisonniers semble assez importante. Outre quelques suicides, la plupart des décès surviennent par défaut de soins. La dureté des conditions d’incarcération affaiblit les corps et les rend très vulnérables au froid comme aux infections. En attestent les archives judiciaires, qui gardent mémoire des poursuites intentées contre les geôliers tenus pour responsables de la mort de leurs pensionnaires. Ces prisons ne sont pas des mouroirs : nombreux sont les hommes y ayant séjourné dix ou quinze ans, et qui, à défaut d’en sortir parfaitement sains, sont pourtant demeurés saufs.

Maître de conférences à l’université Paris-IV Sorbonne, Romain Telliez est spécialiste de la justice médiévale. Comprendre Plaid Désigne d’une façon générique les assises ou sessions des tribunaux. C’est le terme qui est employé dès l’époque carolingienne même si l’institution n’est plus tout à fait la même à partir du XIe siècle. Plèges Avec les fidéjusseurs, ce sont des garants qui se portent caution à la place du justiciable, pour le paiement immédiat des sommes exigées par les juges.