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Danse et citoyenneté (1995)

Claire Jenny et Anne Minot

Mise en ligne : 16 février 2004

Dernière modification : 4 décembre 2004

Texte de l'article :

Danse et citoyenneté
par Anne MINOT et Claire JENNY

Anne Minot est chef du bureau des pratiques amateurs du Département Musique, Danse, Théâtre et spectacles du ministère de la culture. Dans le cadre de ses fonctions elle a une connaissance des politiques d’action culturelle pour la danse conduites par l’État dans leur globalité, et des différentes pratiques amateurs de la danse en France. Claire Jenny est quant à elle chorégraphe de la compagnie Point Virgule et son intervention en 1995 à la prison de Fresnes, espace limite de la citoyenneté a marqué les esprits.

Ce thème, posant en abîme le binôme “ art et citoyenneté ”, correspond à notre actualité. Le prestige de la sphère culturelle semble ces derniers temps s’être accrue, au point de faire de la culture un axe essentiel de la pensée et de l’action gouvernementale, et plus largement de la réflexion sur notre époque. Peu s’en faut que la culture ne soit investie d’une mission de salut public : cimenter le corps social disloqué, lui donné une cohésion, un idéal, que la sphère politique discréditée ne serait plus capable de donner. La culture serait devenue un référent obligé, un élément majeur dans la réflexion sur la citoyenneté. Il y a lieu de s’interroger sur le bien fondé de cette domination du culturel et de l’artistique dans le discours sur la citoyenneté. Est-ce à l’artiste de développer des visions sur le devenir social et national ? Ou son objectif n’est-il pas de proposer avant tout un projet artistique valable ?

On peut également rappeler que 76 % des Français ne sont jamais allés à un spectacle de danse de leur vie. Dans ce paysage, la danse (traditionnellement une expression collective ) trouve-t-elle sa place dans ce débat et dans quelles mesures ?

Etant non délimité, ce thème est un sujet piège, être citoyen peut être une appartenance juridique et l’impression de se sentir responsable de l’avenir d’une société ou le terme citoyen peut être lié aux idéaux démocrates : “ liberté, égalité, fraternité ”...et solidarité.

Dans une notion que nous pourrions qualifier d’éducation à la citoyenneté à travers l’art, et plus particulièrement la danse, le comportement citoyen peut se construire sur différentes bases. Construire sa vie en pratiquant des activités personnelles, prendre conscience de sa place dans la vie et dans la collectivité, prendre conscience aussi des enjeux collectifs inclus dans une vie citoyenne, se situer en tant que personne dans un ensemble et créer, être inventif dans un parcours entre épanouissement personnel et construction d’une société solidaire.

En parlant de danse comme art et comme art du corps, elle possède des ressources spécifiques pour contribuer à la construction du citoyen actif. Mais elle n’est pas d’emblée un facteur de citoyenneté ; elle peut véhiculer des valeurs opposées à la citoyenneté. C’est un leurre de penser que l’art et la danse parmi les arts sont d’emblée positifs pour la prise de conscience d’une citoyenneté.

Donc la danse peut aider à construire une citoyenneté plus active mais pas à n’importe quelle condition et pas dans n’importe quelle forme.

Evoquons la danse dès son origine...

A l’origine, la danse fut un des premiers moyens qu’a trouvé l’homme pour symboliser et exprimer ses sentiments forts par rapport à l’amour, la mort, la solitude, la violence, la joie.

Elle a d’abord été une expression spontanée puis une expression de groupe et finalement une des manifestations d’appartenance à un groupe.

Dans les sociétés primitives, la danse apparaît très vite, en même temps que les dessins ou les gravures. Elle a toujours suivi l’évolution des sociétés en révélant leurs structures et en épousant leurs valeurs. En suivant l’histoire, les modes, les formes de danse ; et en suivant les structures de compositions des œuvres, on est capable dans une certaine mesure d’analyser la société.

Rappelons que la première danse telle que la ronde correspond à une société où tout le monde avait sa place mais où la notion de personne était encore peu développée. La ronde était une structure collective en tant que telle et en tant que clan. Puis sont apparues les danses avec déplacements, qui supposent donc un chef et quelqu’un à la queue. Ces danses commencent à exprimer une forme de structuration.

Tandis que d’autres formes de danse telle que la valse ont une vision plus duale, une relation individuelle et duale beaucoup plus forte.

Certaines formes actuelles de danse, la techno par exemple, éliminent totalement la relation avec l’autre : ces danses sont des formes d’expression relevant de l’individualité dans un groupe social.

En établissant une généalogie des danses depuis leurs origines jusqu’aux formes actuelles, on observe une évolution du sens de l’individu et en même temps un retour à un besoin de sentiment d’appartenance globale.

La danse peut être considérée comme l’expression de l’individu et l’expression de la société. Elle retranscrit ( peut être par influence ) des structures et des valeurs que la société reflète.

La danse pourrait être envisagée selon trois points de vue importants : la danse comme éducation en tant qu’aptitude intellectuelle et physique à une acquisition morale. La danse comme activité de convivialité et travail de groupe et d’écoute de l’autre et la danse comme spectacle sans pour autant la réduire à une notion de production scénique.

Depuis quelques années, par rapport au spectacle vivant, la danse a gagné ses lettres de noblesse ; elle s’est haussée au rang des grands arts du spectacle (non sans une certaine difficulté de reconnaissance). Elle est devenue pendant ce siècle une des formes d’expression artistiques fortes de notre société. Elle est, aussi et majoritairement par rapport à la population, avant tout un acte de convivialité et pas d’abord un acte de spectacle.

En tant qu’acte de convivialité, on retrouve la danse dans les mariages, les bals, les raves ; ce sont toutes des expressions de la vie.

La danse comme principe d’éducation est un aspect très important dans notre société et dans ce siècle. Elle commence à être reconnue pour ses valeurs de passage par le corps, de langage à part entière et de sensibilité. La danse possède des valeurs éducatives car elle permet l’épanouissement total de certaines personnes mais aussi comme chaque œuvre d’art qui permet une réflexion sur le monde et la société. L’évolution faite par rapport à la danse est l’éducation artistique a beaucoup progressé ces dernières années surtout avec la notion de pratiques socio-culturelles et de langage du corps, cependant, la danse n’a pas trouvé complètement sa place car l’intérêt de danser ou de pratiquer la danse est encore minoritaire.

Les pratiques amateurs concernent tous les cours de danse, les bals, les fest-noz, les mariages, toute manifestation collective, découverte des danses ethniques, des danses de salon. La pratique de la danse comme acte de convivialité, est un moyen de réunir les individus.

La danse comme spectacle ou comme œuvre peut être une parole sur le monde et sur la société, elle peut être une parole citoyenne ou pas : cela tient de la responsabilité des artistes, aussi bien dans leur travail de création que dans leur relation avec le public. Ceci relève aussi de la responsabilité des programmateurs et des responsables culturels.

Tout art est un facteur de citoyenneté dans la mesure où l’épanouissement et la joie d’expression sont en relation avec la joie de l’autre. Cependant, dans l’art, il existe des phénomènes narcissiques très forts qui sont des valeurs opposées à ce que peut faire émerger la sociabilité ; mais il existe aussi, dans les expressions artistiques, des expressions d’identité positives à condition qu’elles soient en relation et en acceptation avec d’autres expressions et peut être même d’autres formes d’expression.

La responsabilité de l’État : rôle en relation avec les pouvoirs publics :

L’État français a toujours eu une responsabilité importante en comparaison avec certains pays d’Europe et du monde. Cependant, l’État n’est pas le financeur-clé car les collectivités territoriales financent les premiers les activités culturelles. Depuis le gouvernement Malraux, en France, les pouvoirs publics ont une responsabilité concernant le développement de culturel et artistique aussi bien dans le domaine de la création que de l’éducation et des pratiques des amateurs.

Etant donné que l’éducation artistique en tant qu’apprentissage revient au Ministère de l’Éducation Nationale, des relations sont établies entre le Ministère de la Culture et le Ministère de l’Éducation Nationale.

Dans le domaine des pratiques amateurs, le Ministère de la Culture est en relation avec le Ministère de la Jeunesse et des Sports dans la mesure où les pratiques amateurs sont fondés sur la notion de convivialité et d’épanouissement personnel. Le Ministère de la Culture, quant à lui, se sent directement concerné par l’aide à la création (ceci fait partie de l’héritage d’André Malraux), il reste avant tout le "ministère de la création". La danse est imbriquée dans le binôme éducation artistique et création contemporaine d’œuvres d’art.

L’État a aidé la danse à se développer dans les années 70 en tant qu’art à part entière, en tant qu’art chorégraphique et art du spectacle.

Lors de la présentation de la nouvelle direction du spectacle vivant, regroupant à la fois la musique, la danse et le théâtre, Catherine Trautmann, Ministre de la Culture et de la Communication, a réaffirmé cette priorité qu’est l’aide à la création, afin de laisser à la création son autonomie et sa liberté. Elle a confirmé la nécessité d’accompagner les aides à la création par un souci de démocratisation qui légitimerait le travail fait autour de celle ci. L’une des conséquences a été la formation d’un Bureau des pratiques des amateurs comme preuve que les amateurs ont un rôle à jouer dans la vie artistique à la fois comme vivier d’artistes, comme source d’emploi pour les artistes et comme ferment de l’activité artistique. Parallèlement , il existe un bureau de l’éducation artistique avec une relance et une réaffirmation d’un rôle important du Ministère de la Culture aux côtés d’autres Ministères sur l’éducation artistique.

Le souci de faire de l’art et de la danse un ferment de citoyenneté est une priorité au sein du ministère.

Charte de service public :

Catherine Trautmann a fait rédiger une charte exprimant les responsabilités de toutes les structures culturelles aidées par le Ministère de la Culture, responsabilités en relation avec une dimension de citoyenneté, avec une dimension de démocratisation. Le but premier étant de permettre l’accès à la culture pour tous dans ses formes de spectacles, dans ses formes d’activités et dans ses formes de responsabilités éducatives. Cette charte, assez précise, indique aux responsables de structures culturelles, aux responsables d’actions culturelles et aux artistes, leurs responsabilités de service public par rapport à l’art et à l’éducation à l’art.

Le théâtre, par exemple, s’est construit en période de décentralisation théâtrale, dans la relation entre un renouvellement de la vision du théâtre et un sens de la place du théâtre dans la reconstruction de la France, ce qui accentua le symbole de la reconstruction d’une nation et la force du théâtre durant la moitié d’un siècle.

La danse s’est développée dans un autre contexte qui n’était plus réellement le contexte de la reconstruction de la nation mais plutôt un contexte de développement économique. Elle s’est construite sur les deux pôles de la création et de la rencontre avec le public. En comparaison avec le théâtre et la musique, la danse est très préoccupée, elle se sent concernée par la relation avec la public d’où la naissance de compagnies en résidence.

Pour citer un artiste qui travaille pleinement en relation avec la notion d’art et de citoyenneté nous pouvons penser à José MONTALVO qui dans sa création, a le souci de travailler avec toutes les danses, avec tout le corps. Il a le souci d’écoute des autres et de sa propre parole sur le monde. Tout ceci est exprimé dans ses œuvres et dans ses actions de convivialité, ses bals, ses grandes manifestations conviviales C’est une tendance intéressante dans la danse d’aujourd’hui.

Claire Jenny

Il est important de s’appuyer sur des expériences personnelles pour évoquer la citoyenneté. Le travail de création en atelier dans les compagnies est assez porteur de sens par rapport à cette notion. Ce terme devient de plus en plus courant : on entend souvent parler d’entreprise citoyenne, de temps citoyen (par rapport aux 35 heures) et il apparaît aussi dans le milieu de la danse.

En tant que chorégraphe très souvent en relation avec les collectivités territoriales, pour monter des projets en rapport avec le monde de l’ éducation et celui du spectacle.

L’artiste a le choix d’intervenir dans la pure création artistique, même si elle est foncièrement narcissique ou bien d’aller à la rencontre des publics. Les chorégraphes produisent des œuvres ayant pour objectif d’être montrées au public et d’être partagées par tous.

Tout artiste doit être créateur de projets et toute structure institutionnelle doit pouvoir être créatrice d’élan. On assiste aujourd’hui à de nouvelles pratiques dans la présentation des œuvres : la diffusion des œuvres chorégraphiques est délocalisée. En effet, les artistes cherchent à aller à la rencontre des publics, à les sensibiliser avec une toute nouvelle approche en s’interrogeant sur la question du cadre de présentation de l’œuvre.

Certaines démarches plasticiennes, des expositions ont lieu dans des appartements. Notamment une chorégraphe, Catherine Ventoux, a dansé dans une chambre d’hôtel. Cette démarche n’est pas établie pour le simple fait de créer un événement, dans un lieu incongru et original mais cherche à aller à la rencontre de nouveaux publics. Ce cadre permet à des corps de s’exprimer dans un contexte d’intimité et de confinement, mieux que les dispositifs scéniques traditionnels.

On pourrait envisager la danse selon trois phases, le temps de la révélation, celui où l’on rencontre l’œuvre, le temps d’initiation qui tient lieu d’éducation et de rencontre avec la démarche de l’artiste et le temps de la réflexion sur la danse, sur la parole, sur les moyens de transmission de ces démarches.

Si le public averti est minoritaire, c’est parce qu’il y a très peu de moyens de se confronter à la culture et à l’histoire de la danse.

La démarche de donner envie de danser, de réfléchir à un propos précis et de s’intéresser à l’histoire de la danse devrait être une démarche courante et en particulier au sein de l’Éducation Nationale, mais la danse manque de danseurs, de philosophes qui permettraient d’avoir une autre approche de la question.

Un projet est une réflexion de plusieurs personnes ayant des objectifs différents et qui malgré tout se retrouvent dans un même projet et se lient pour atteindre un même objectif : la pratique culturelle.

Dans la création d’un projet, un temps est réservé aux actions et un autre à l’évaluation.

La question des banlieues, des jeunes, des cultures urbaines et du hip-hop est un phénomène qui fige les jeunes dans une image préétablie. Certains chorégraphes hip-hop se sentent enfermés dans des codes scéniques qui à l’origine n’étaient pas leur propos. Les danseurs hip-hop travaillent sur des thèmes porteurs de sens mais qui suscitent une interrogation sur le plaisir et l’intérêt de la danse en banlieue.

Où est la création, où est l’enjeu, où est la rencontre lorsque l’on travaille dans un milieu qui se fige ?

La danse a longtemps perduré en tant que convivialité, mais aujourd’hui la société dans laquelle nous vivons handicape les corps.

Les corps sont handicapés par notre culture qui fige l’expression corporelle. Le milieu carcéral peut nous aider à comprendre combien les corps sont dépendants des codes de représentation de la société.

Qu’est ce que vivre dans quatre mètres carré, où la vie sociale n’est absolument plus ponctuée par les rencontres. Comment ces corps souffrants peuvent-ils réagir ?

Les femmes de la maison de Fresnes sont, à 80 %, incarcérées pour des raisons de toxicomanie. Leur corps est souffrant car, en prison, on vit dans une absence permanente, un temps qui s’étire à l’infini et l’avenir est une notion qui n’existe pas.

Lorsque l’on demande à un détenu de lever une jambe, on peut voir une perte totale de l’équilibre. Les détenu(e)s sont victimes d’un déséquilibre physique qui engendre un déséquilibre du corps, de la pensée et de la relation à l’autre. Ne fonctionnant plus que dans un espace de quatre mètres carré‚ le regard ne projette plus sur l’horizon. Il est pourtant un des éléments fondateurs de la construction de la verticale en danse et dans la vie, il aboutit également à une dégradation de la sensibilité auditive.

Une détenue est arrivée à l’intervention et une bouteille de plastique a explosé. Elle a perçu ce bruit comme un son insupportable pour ses oreilles. Prise de panique, elle dit à Claire Jenny : "Claire, comment vais-je faire dehors quand je vais entendre des voitures ?". Le sens auditif n’étant plus du tout sollicité, les détenues appréhendent le bruit quand viendra le moment de leur réinsertion dans la vie sociale.

Ces femmes subissent également une perte handicapante et douloureuse du toucher. Quand on s’adresse à des femmes, qui ont quasiment toutes des enfants, le contact n’existe plus, les rapports s’effectuent à distance (dans le milieu carcéral, personne ne se touche). Pour réapprendre le plaisir de la relation de proximité, la danse permet à ces femmes de se réapproprier le plaisir du toucher, elles redécouvrent la sensation de bonheur au contact de la peau de l’autre. Ainsi, on comprend à quel point elles ont vécu dans une négation de leurs sens et de leur perception. Dans chaque endroit où l’on intervient, dans une prison, dans une école, dans les zones d’éducation prioritaire (ZEP) ou dans n’importe quel contexte, il y a une nécessité et surtout une spécificité de la danse permettant à tout à chacun de se réapproprier ses perceptions, avec les notions qui les accompagnent.

Concernant la vue, nous possédons deux manières de voir : d’abord le regard périphérique, qui nous permet de voir un ensemble ( un paysage panoramique par exemple ) et le regard focal nous permettant de voir un élément, un détail. Aujourd’hui, l’évolution des corps par rapport à l’environnement s’oriente vers un regard focal. Cela signifie que l’on n’est plus capable de regarder au loin, ce qui n’est pas sans incidence sur la vie citoyenne.

Le but de la danse contemporaine est de travailler sur ce rapport aux sens perdues, à travers une démarche symbolique et poétique. Il est inenvisageable de demander à des artiste de rééduquer des gens, ce n’est ni leur rôle, ni leurs missions.

Le rapport à l’autre et le toucher vont reprendre leur place, presque naturellement, tout comme l’enjeu du regard.

A la maison d’arrêt de Fresnes, on travaille sur les notions de composition chorégraphique. A la fin des trois semaines d’atelier, lors de la représentation finale, on peut voir des femmes qui se tiennent debout adoptant un autre regard que celui qu’elles avaient trois semaines auparavant. Le regard est désormais un regard de personne à personne et les rapports de proximité ont évolué sur une relation de confiance et d’assurance.

Une année, le propos exploré pour une création de la Compagnie Point Virgule était celui de la mère, la vierge et la prostituée.

Ce thème fut repris à la maison d’arrêt. Tous les ateliers effectués à la maison d’arrêt ont nourrit la compagnie et la composition chorégraphique. Les élèves se réapproprient des sens perdus et ils travaillent dans ce but. Leur danse correspond à leur passé et leur vécu, et notre rôle est aussi de leur faire prendre une certaine distance par rapport à eux-mêmes. A partir du moment où il y a distance, il y a compréhension de soi, et donc des autres.

La danse serait donc la ou les relation(s) constante(s) de l’individu au groupe. On a la relation du danseur au chorégraphe, la relation des danseurs entre eux, la relation du danseur au public et la relation du chorégraphe aux institutions.

La danse contemporaine, aujourd’hui, ne fonctionne pas avec des règles préétablies comme d’autres danses du passé où les relations entre les danseurs étaient hiérarchisées. La démarche effectuée en maison d’arrêt, est de savoir de quelle façon va fonctionner le groupe, autrement dit comment, à travers les créations et l’exploration individuelle, on peut mettre en place l’idée de composition ( ce qui implique l’idée de choix et de limite).

La composition chorégraphique permet de ré-établir des liens sociaux qui vont au-delà de la danse et ne s’arrête pas qu’au stade du plaisir.

Dans le milieu scolaire, il s’agit d’apporter d’autres matières et d’autres champs de réflexion. Pour les enfants et les enseignants, la notion de composition est fondamentale car le “ groupe classe ” est souvent limité par des cadres qui les écartent d’une liberté de composition. Pour que l’intervenant danseur ne soit pas le seul référent de cette réflexion, il est indispensable que le projet soit établi et mené en partenariat avec l’ensemble des acteurs, sans oublier les directeurs d’écoles et les conseillers pédagogiques. Grâce aux ateliers chorégraphiques, les enfants entretiennent une relation à l’autre différente, une autre relation à eux-mêmes.

Pour les artistes de la Compagnie Point Virgule, aboutir à une capacité de réflexion sur leur propre travail, penser cette création leur permettra à leur tour d’être porteurs de projets et de transmettre leurs connaissances au-delà d’un savoir faire.

“Capter la parole de l’autre et la comprendre à travers la danse va plus loin qu’un savoir faire technique.”

Questions du public

Comment se passe l’appréhension finale de tels projets ? Quels moyens d’évaluation avez-vous à votre disposition ?

Claire Jenny : Un projet qui est très clair au départ connaît toujours plusieurs sortes d’aboutissements. Le premier d’entre eux est le temps “ de l’évaluation sociale ”, les regards du public. Une autre évaluation peut-être faite par des temps de concertation qui permettent de confronter les objectifs établis avec les démarches mises en œuvre : questionnaire pour prendre conscience de la pertinence du partenariat, pour évaluer les capacités sollicitées et les compétences acquises, mesurées si elle diffère des premiers objectifs.

Appréhendez-vous votre art comme un art collectif inscrit dans le social et dans la relation à l’autre ou bien votre démarche vous apporte-t-elle un épanouissement personnel ?

Claire Jenny : L’épanouissement personnel passe par la relation à l’autre. L’autre en tant qu’objet, en tant que plasticien, danseur, chorégraphe. Ma démarche en tant que chorégraphe s’inscrit dans cette relation. D’ailleurs ma compagnie est ravie de procéder ainsi. Prendre conscience que l’autre est là, qu’il est une personne à part entière, me permet de mieux me connaître.

Anne Minot : Certains chorégraphes choquent parfois les esprits mais ce qu’ils produisent n’est pas seulement de l’égocentrisme car leur parole peut être porteuse de sens. Ainsi ils s’inscrivent dans une démarche tout à fait citoyenne par rapport à une notion de mal-être intérieur ou de pensée personnelle qui, par ailleurs, pourrait paraître nombriliste. Ce qui semble flagrant chez un artiste, c’est le fait qu’il fasse ressurgir ce qu’il enfouit en lui.

Est-il déjà arrivé qu’une personne incarcérée vienne assister aux ateliers par loisir et rejette cette notion de réappropriation des sens ?

Claire Jenny : Il faut savoir que l’information sur ces ateliers passe dans les maisons d’arrêt quelques jours avant notre arrivée ; beaucoup de personnes y assistent car cela leur permet d’éviter une demi-journée ou une journée dans la cellule.

Progressivement, la démarche prend sens, autrement dit le divertissement de départ prend une tournure plus artistique.

Le plus difficile pour nous est de ne pas utiliser la démarche de ces personnes de façon perverse car leur pratique s’effectue au cœur de leur douleur et de leurs souffrances.

A Bois d’Arcy, travaillant avec de jeunes détenus hommes, nous avions remarqué que deux hommes n’arrêtaient pas de parler. Probablement parce qu’ils étaient impliqués dans la même affaire criminelle.

Une semaine plus tard, nous avions proposé, à tout le groupe de créer un solo, un duo ou un trio avec une composition chorégraphique totalement libre. Les deux hommes se sont proposés : ils n’ont eu de cesse de se porter et de se faire des massages cardiaques.

Nous avons assisté à leur histoire : "je porte l’autre, je porte la douleur de l’autre."

Pour nous, la difficulté était de savoir par quel moyen on allait les emmener au-delà de leur histoire et de leur souffrance. Il est également important de les aider à comprendre ce qu’ils viennent de faire et de leur faire prendre du recul afin d’aboutir à une démarche d’écriture symbolique.

Dans les maisons d’arrêt, nous sommes souvent confrontés à des femmes qui n’ont pas vu leurs enfants depuis plusieurs mois. J’ai eu connaissance d’une femme qui n’avait pas vu son enfant depuis 15 mois car elle n’arrivait pas à obtenir d’autorisation.

Lors de l’atelier, des coussins étaient distribués aux détenues, et la femme, dont il est question ici, est passé par deux étapes dans son improvisation : elle s’est d’abord mise à tourner avec le coussin dans les bras pendant environ 20 minutes avant de le lancer contre les murs.

Dans notre travail, nous aurions pu laisser cette femme montrer cette forte violence quasi-hypnotique ou bien l’aider à prendre du recul, à construire, à composer. Nous optons toujours pour la deuxième solution.

Source : Université Paris 1
Actes 1999 - Les jeudis de la Sorbonne (Paris)