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CQFD 50 Tourner en rond dans l’hiver

Mise en ligne : 21 avril 2008

Texte de l'article :

CQFD N°050

De notre envoyé du pénitentier

TOURNER EN ROND DANS L’HIVER

Mis à jour le :15 novembre 2007. Auteur : Jann-Marc Rouillan.
http://cequilfautdetruire.org/spip.php?article1568

Ça caille. À Lannemezan, la brume tombe tôt. À l’intérieur, on fait et refait la queue à la cabine téléphonique. On s’énerve quand les prix de la cantine augmentent. On rigole des galères des collègues en salle de sport. On se souvient des vieux copains dont on n’a plus de nouvelles. Un nouvel hiver à l’ombre. Peut-être le dernier pour notre envoyé spécial au pénitencier...

LA NUIT EST TOMBÉE. Des langues de brume détrempée enveloppent la centrale. Au voisinage des projecteurs, le crachin se teinte d’orange. La bise a décimé les dernières patrouilles du soir. Une à une les équipes se désagrègent. Hirohito et Clairon ont prétexté une énième partie de ping-pong pour se réfugier dans la grande salle commune. Tout au bout du couloir du rez-de-chaussée, des grappes d’hommes s’agglutinent le long du radiateur comme les étourneaux sur une branche. Et tout ce monde s’agite de conversations ordinaires et souvent sans queue ni tête. À l’évocation de la une de l’actualité, un Black s’excite. « Et un Tchadien et un Algérien tu crois qu’ils ont l’occase de se faire rapatrier après une arrestation ? Tu crois que les magistrats leur offrent le choix ? Putains de colonialistes de merde, pour le Blanc, c’est game over, pour le Renoi... crève ! »
Des relents de tabac froid et la transpiration des corps chargent l’air d’effluves acides et le brouhaha trouble l’endroit. À intervalles réguliers, Yvon passe la tête à la porte de la cabine téléphonique en ronchonnant. D’un geste d’impuissance, il renonce à leur demander de baisser le ton. Hervé raccroche et à peine sorti, se replace dans la file d’attente. Il se délecte en profitant de cette promiscuité pour conter en détail son coup de fil. Trois gars ne sachant que faire ni que dire s’attardent les bras ballants devant le tableau d’affichage. Le plus âgé décrypte la dernière note placardée par le bricard. « Port de piercing par la PPSMJ. Vu l’article D.318 du Code de procédure pénale, je vous informe de l’interdiction du port du piercing ainsi que de sa pratique entre détenus. » Le message énigmatique de la directrice temporaire interroge l’ancien. « Ben c’est quoi la PPSMJ selon toi ? » Son collègue le plus proche soulève les épaules en signe de désintérêt. Un type qui aime se mêler de tout approche et délivre une sommaire explication de texte : « Habituellement, c’est l’abréviation pour personne placée sous main de justice ». Le vieux lui rétorque : « Et ils ne peuvent pas écrire prisonniers ! »... Dans son dos, Lulu hésite de peur de révéler une ignorance impardonnable : « Et qu’est-ce qu’ils entendent par piercing ? » Personne ne s’occupe de lui répondre. Car déjà les rassemblements s’ébrouent à l’évocation du prix de la cantine. René mène le bal : « Le beurre, le lait, le sucre ont augmenté... Et aujourd’hui les pâtes, ils nous étranglent, c’est la misère... » Face à la vie chère, un frère de la côte leur prédit bientôt une guerre. Au moment où je m’apprête à quitter le bâtiment, Aomar, un vieux chibani originaire de la Casbah m’alpague par le bras. « Comme prévu, voilà ta part de cantine pour la remise des prix du concours d’écriture. » Et il me tend un bout de papier. « Un quatre-quarts breton, une boîte de biscuits assortis. » Comme j’étais absent à la fête de la rupture du jeûne des muslims, ce coup-ci je peux m’échapper. Je pousse la lourde porte de métal et une bourrasque glacée me gifle le visage. Je rabats le bord de ma capuche. C’est l’hiver. Un nouvel hiver. Un de plus. Peut-être pour moi le dernier, mais pour les congénères ce n’est qu’un hiver comme les autres. Comme tous les autres. Un hiver à rayer de la carte du chagrin et à noyer d’oubli. Je rejoins le groupe de politiques cheminant épaule contre épaule.
 Nous tournons en rond. D’un même pas... Et depuis si longtemps... Dans cette prison ou ailleurs... Georges depuis vingt-quatre ans. Max et moi bientôt vingt-et-un, Txistor dix-huit... Et nous rions malgré tout à la première vanne qui passe, même si la subtilité n’est pas sa qualité première. Maintenant nous plaisantons à propos de la partie de pelote dans le gymnase ayant viré à la catastrophe. La semaine dernière, elle mobilisa le Samu, les pompiers et tout le tintouin médical sans compter l’escorte spéciale de gendarmerie. Jusqu’au quotidien régional qui l’évoqua pour revenir sur les problèmes d’hospitalisation des détenus. Ce jour-là, après s’être luimême blessé au bras d’un coup de raquette de bois, Txistor a frappé l’arcade d’Iñaki. Résultat : trois points de suture et un énorme coquard. Traki, le dernier basque débarqué de la navette de Fresnes, croyait s’en être bien sorti avec les deux chevilles esquintées. Quand je me suis approché, ses joues brûlaient d’un incendie et le souffle court il me dit : « Yé mé soui tordou los piès ». Il est vrai que le plancher de bois du gymnase grignoté par l’humidité est particulièrement traître. « Depuis le temps qu’ils doivent commencer les travaux, ça va finir mal ! » grommela dans un rictus un musculator soulevant sa charge de fonte. À peine remonté sur la coursive du deuxième sud, l’immense carcasse du camarade chancela. Immédiatement, ses compatriotes l’accompagnèrent à l’infirmerie d’où il partit en urgence, direction l’hôpital service de cardiologie.
Profitant d’un entracte dans nos rires, Max discutaille en sifflant avec le rouge-gorge qui, avec les premiers froids, a élu domicile dans son jardin. « Vas-y donne-lui raison, rouspète Txistor, ce petit con s’installe sous ma fenêtre et en piaillant de la sorte, il m’a réveillé à 5 heures du mat’ ! » Le temps est arrêté. Voici treize ans à la même heure, je marchais à quelques mètres de là, avec le gros Jean-Paul, un corse marseillais, et Chérif, petit gars du quartier de l’Ousse-des-Bois se faisant appeler Philippe. Nous rigolions aux mêmes blagues. Treize ans !... Et d’autres Basques, d’autres politiques... Mais la même bruine grise, la même lumière crue dégoulinant des néons fixés aux grillages, la même réverbération irisée sur le goudron humide, le même besoin d’attendre le dernier instant pour être enfermé... Le même enivrement à l’air frais de la nuit, la même promiscuité des solitudes déshumanisées. De ce temps, nous aimions nous affubler de surnoms. J’appelais Jean-Paul « Lino Gorilla » qui à son tour avait baptisé Chérif « Zazi Frizotti » à cause de ses airs élégants et gominés de coiffeur pour dames. Depuis Chérif est sorti, tombé, ressorti, retombé, et cela combien de fois ? Je n’ai plus de nouvelles de lui. L’année dernière, Jean-Paul a été libéré et quelques semaines après, les poulagas l’ont à nouveau enchristé. Désormais, il croupit en maison d’arrêt.
Hirohito me double. Je le rattrape et pour tromper mes idées noires, je lui propose un délire sur la théorie de la relativité du père Einstein. « Pourquoi après la promenade et qu’importe la vitesse de marche des individus et la résistance de l’air, les détenus se retrouvent-ils immanquablement à la même heure devant la porte de leur cellule ? - Parce qu’ils ont faim ! », crie Clairon débarqué subrepticement dans notre dos.

Article publié dans CQFD n° 50, novembre 2007