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Conclusion

Mise en ligne : 11 septembre 2003

Texte de l'article :

CONCLUSION :

Les effets de l’incarcération, tels qu’ils apparaissent à travers les écrits de détenus, montrent à quel point le poids de l’institution pénitentiaire transforme les usages sociaux et finalement aboutit à une perte de sens de la réclusion.

Je vais rappeler brièvement les faits démontrés dans cette analyse. En premier lieu, l’environnement de la prison, dans sa matérialité, déshumanise les rapports sociaux et l’individualité des prisonniers. L’assujettissement et le sentiment de mort lente entraînent la destruction de la personne physique et morale. L’identité sociale est à tel point menacée par les espaces qu’elle finit par s’exprimer à travers le corps-souffrance. Les reclus vivent dans une « position de survie » castratrice d’espérances et d’ambitions et dont les conséquences physiques sont radicales (notamment la mutilation sensorielle). L’utilisation du corps est l’ultime recours possible lorsque l’espoir de vivre n’est plus que désespérance. C’est un moyen d’expression utilisé en vue de l’obtention de quelque reconnaissance (exemple des automutilations et des suicides).

En second lieu, à l’intérieur de l’espace/prison où le temps incarcéré est synonyme de mort, donner du sens à sa situation de vie présente et à sa peine, paraît quasiment impossible. Pour échapper au vide temporel et à la solitude carcérale, les moyens proposés par l’administration pénitentiaire et utilisés par les détenus, sont loin d’être à la hauteur des besoins ressentis et exprimés. Le monde extérieur est le seul repère qui permette de stabiliser l’identité dans l’espoir d’être autre chose que simplement « reclus ». La perte des rapports sociaux antérieurs oblige à la construction de nouvelles formes de liens qui se manifestent notamment à travers les parloirs et les correspondances. Ces potentialités de conserver des liens avec l’extérieur, fussent-elles ténues, existent mais ne sont pas données à tous les prisonniers. Les courriers, s’ils sont généralement salvateurs, ne profitent qu’à la seule minorité qui maîtrise l’écrit. Tandis que les parloirs, rares moments agréables, renforcent bien souvent le décalage entre les partenaires (peur d’imaginer ce que l’autre endure, non-compréhension de l’évolution identitaire de chacun, crainte du vide de l’après parloir…). Les liens amicaux et familiaux se distendent et s’effritent inévitablement.

Enfin, l’adaptation à la vie en détention s’effectue à travers une forme très spécifique de socialisation contraignante. Le temps carcéral est occupé par des activités difficilement porteuses pour l’avenir. Le quotidien est immobile, le tunnel de la réclusion est sans fin. La sortie est un objectif qui, finalement, fait peur à plusieurs titres : les marques de l’enfermement carcéral sont parfois physiquement, toujours psychologiquement et socialement indélébiles, à la fois parce que les rapports sociaux en prison sont conflictuels et d’une violence extrême, et aussi parce que la stigmatisation et le « jugement social » les attends à l’extérieur. Le malaise de la réinsertion sociale est fondé, en grande partie, sur le fait que la prison, loin de favoriser la resocialisation entraîne un sentiment d’inutilité et de discrimination sociale, éprouvé massivement par les détenus.

À travers les témoignages étudiés, j’ai montré les caractéristiques néfastes des effets de l’enfermement carcéro-corporel. Une des limites de ce travail pourrait se situer au double niveau du choix de l’échantillon et du corpus. De fait, ce qui pourrait être critiqué comme « déformation » des réalités existantes, doit être envisagé comme étant issu des conditions de vie mêmes des reclus, qui structurent et participent à la fabrication de leurs représentations et donc du contenu de leur correspondance. Ce qu’il importe de garder à l’esprit après la lecture de ce mémoire, est moins la « validité objective » des sources et de la méthode, que la richesse des représentations exprimées par les reclus à travers leurs écrits, témoignages des sentiments de mal-être caractérisés. Car c’est finalement, et uniquement, à travers ces paroles-écrites que je pense avoir mis en lumière quelques décalages entre les positions politiques et idéologiques officielles et les réalités vécues au quotidien par les reclus eux-mêmes. Les usages sociaux du corps emprisonné, comme les interprétations des reclus, sont culturels, totalement imbriqués et intégrés dans le contexte socio-économique global. Ils répondent aux techniques politiques utilisées et appliquées.
À ce stade de la recherche, il serait intéressant de déterminer quels sont les objectifs réels de la privation de liberté tant le clivage est grand entre les effets annoncés par les ordonnateurs du pouvoir et les dégâts individuels et sociaux causés par le passage en prison. Ce thème à lui seul pourrait être l’objet d’une analyse nouvelle.

Puisque le constat des « échecs » du milieu carcéral est clairement fondé, particulièrement à travers un taux de suicide très largement supérieur à celui de l’ensemble de la population, une grande majorité de récidive et une réintégration sociale douloureusement difficile, pourquoi insister dans cette voie de la sanction-prison ? Je pense pouvoir, (hélas !) répondre en partie à cette question :
« Humanisation des prisons » et « réinsertion » sont à mes yeux des concepts pervertis par les pratiques. Ils masquent les atrocités d’une institution qui semble se perpétuer à travers ses dysfonctionnements, voire des illégalismes. Ils sont en effet le centre névralgique de la pérennité du milieu carcéral. Malgré les répercutions de l’incarcération qui apparaissent totalement aberrantes et inhumaines, la prison ne semble pas échouer ni être à la dérive car elle remplie ses fonctions de dissuasion, de neutralisation, de surveillance mais aussi de destruction des sujets dont elle a la charge. Les volontés affichées de son amélioration semblent caduques à partir du moment où la réclusion entraîne un anéantissement psychique, individuel et social des personnes. La prison est à l’image de notre société : arbitraire et injuste, elle renforce les inégalités sociales.

Cette institution répète ses pratiques à l’identiques depuis maintenant des siècles sans jamais questionner les fondements sur lesquels elle repose, en particulier sur le sens de la privation de vie sociale. La question de sa remise en cause dans le débat politique et public est loin d’être d’actualité (elle l’est parfois dans les médias, mais s’efface aussi rapidement qu’elle est venue dans l’acquiescement quasi général).

Aujourd’hui, les propositions gouvernementales vont dans le sens de l’augmentation des capacités de répression, entre autre par une sanction plus systématique et la surveillance virtuelle. La loi de sécurité quotidienne et la création d’un Ministère de la Sécurité précèdent de peu celle de la sécurité intérieure avec la multiplication des pouvoirs de la police. Ces mesures vont se renforcer en détention et être de plus en plus catégoriques lorsque seront mises en place la création de plusieurs milliers de postes de surveillants, de 11 000 places supplémentaires en cellules et de la réouverture des centres fermés pour mineurs.

La lutte contre « l’insécurité », proposée unanimement dans les programmes politiques des dernières élections, à été validée par des statistiques d’ampleur qui n’objectivent pas réellement une augmentation de la délinquance. « L’insécurité » est un sentiment fondé sur la peur, ce terme trop largement utilisé et manié avec vices, permet au gouvernement de garantir l’emploi de la force pour rétablir l’autorité de l’État. Dans la presse, on parle actuellement de rassurer « le bon peuple » par l’intermédiaire de la technique américaine de la « tolérance zéro », et finalement, l’augmentation de la punition tend à s’appliquer aux couches sociales les plus démunies. Au lieu de lutter contre la pauvreté et les inégalités sociales, l’État propose une « chasse aux pauvres renforcée » qui se termine derrière les barreaux. Sont à souligner les conditions de vie et de pénurie sociale des individus incarcérés, outre le fort taux d’illettrisme, les détenus sont en majorité ouvriers, sans profession ou artisans, issus de familles nombreuses (pour seulement 3% de cadres supérieurs). À la violence des positions sociales subies, l’État répond par la violence symbolique et physique. Il semble que la pénalisation de la pauvreté soit parmi les objectifs premiers du nouveau gouvernement avec par exemple l’incarcération des mendiants et des gens du voyage.

En fait, la société semble se protéger des populations qu’elle même exclue en les enfermant, avec l’illusion qu’en les faisant disparaître derrière les murs des prisons, on effacera le problème. Le danger de cette situation demeure dans ces formes de ségrégation étatiques qui aggravent les situations de pénurie des plus démunis et renforcent les clivages entre les détenteurs du pouvoir et ceux qui y sont soumis.

Enfin, pour conclure, des questions doivent être posées à l’ensemble de la société : Pourquoi les orientations actuelles prônent la terreur et la sanction pour faire respecter les lois alors que le combat politique devrait se situer contre les causes qui génèrent la délinquance (pauvreté, précarité, chômage…) ? Comment rendre lisible la justice alors que parfois des législateurs (députés et sénateurs) ou administrateurs (maires, conseillers régionaux) se permettent de transgresser les lois en toute (ou presque) impunité ? Au nom de qui (du peuple, de l’État, de la démocratie ?), ces passes-droits sont-ils admis ou tolérés ? Si la justice et la sanction-prison sont les garants de la démocratie, pourquoi ne s’applique t-elle pas à tous de la même manière ? Et en définitive, dans quelle mesure la prison assure et assoit l’autorité de la démocratie ?