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Date : 14-09-2003

CNCDH - Réflexions sur le sens de la peine - annexes - (Texte adopté le 24 janvier 2002)

Mise en ligne : 14 novembre 2003

Dernière modification : 10 août 2010

Texte de l'article :

Réflexions sur le sens de la peine

ANNEXES

Auditions
Données statistiques

Annexe 1. Audition de M. Frédéric Gros, Professeur de philosophie à l’université Paris XII

Dans " La République ", Platon parle d’un scandale de la punition : l’idée que l’on doit la souffrance à quelqu’un est difficile à penser. Il y a quatre paradigmes sur le sens de la punition : paradigme de la loi, de la société, de l’individu, et de la réparation.

I. La loi

Punir c’est rappeler la loi à celui qui l’a enfreint. Derrière tout acte criminel ce qui a été mis en cause avant la victime, c’est la loi. Dans notre tradition, il existe deux sens à la loi

L’idée de la loi comme interdit, comme commandement divin, comme tabou, comme loi familiale. La loi est conçue comme un interdit qui soude une communauté autour de lui. De là se déduit l’idée de la punition comme expiation. Punir c’est sacrifier le sujet afin de faire réconcilier la loi comme interdit avec elle-même. Le sujet se définit ici comme celui qui appartient à la loi. C’est le sujet d’appartenance à la loi, c’est le membre de la grande famille de la société, le membre du clan, c’est l’enfant. La punition est un acte sacré car elle permet à l’interdit transgressé de se réconcilier avec lui-même en sacrifiant le sujet. Un courant de pensée comme la psychanalyse va à partir de ces repères réfléchir le sens de la punition ; c’est l’idée que punir c’est restaurer du symbolique, restructurer le sujet. La punition est importante car on rappelle la loi et on permet au sujet de renouer avec lui-même. L’idée de la loi comme loi de raison, comme norme universelle. Ce n’est pas un interdit obscur, mais un impératif rationnel, universalisable. Le sujet n’est plus un sujet d’appartenance à la loi. Tout sujet est rationnel et législateur. C’est la philosophie Kantienne.

Tout sujet est autonome, libre, digne et respectable en tant que tout sujet est un sujet législateur. Il va falloir punir quelqu’un au nom d’une loi dont il est censé être lui même le porteur. Kant n’hésitera pas à dire qu’il faut mettre à mort l’assassin. Car le mettre à mort c’est le respecter, c’est respecter ce sujet rationnel en lui, qui exige que les assassins soient punis de mort. La notion de dignité telle qu’elle s’est formée en Occident n’a pas servi de limitation au droit de punir, mais de fondement du droit de punir. Punir quelqu’un pour Kant c’est le respecter, c’est le juger digne. Trouver les raisons pour ne pas le punir, c’est nier en lui sa liberté, c’est le considérer comme un animal et c’est le dégrader. C’est l’idée qu’avec l’autre il ne faut pas être indulgent mais exigent. Hegel va dire de façon cynique qu’il faut tuer un meurtrier parce qu’il a en agissant ainsi édicté une loi selon laquelle on pouvait mettre à mort et on respecte sa loi. Le punir est une sorte de juste retour.

II. La société

Punir c’est défendre la société, la protéger. C’est le sens social de la peine . Punir c’est conserver cet équilibre social fragile. Selon ce qui constitue pour nous le sens de la politique depuis le XVIème siècle, nous vivons dans l’idée que la société est un ordre fragile, précaire, artificiel et que l’État est là pour faire durer cet ordre qui s’il n’y avait pas d’État, on retomberait dans le chaos de la guerre de tous contre tous. C’est sur ce récit que s’est fondé le sens de ce qu’on appelle " politique ". Il existe des opérations nécessaires comme la punition. Pour Hobbes, punir c’est sauvegarder l’ordre social, la sécurité et la tranquillité. On consent à perdre de la liberté pour gagner de la sécurité, c’est la base du pacte social. C’est la passion de la mort qui fait exister le politique. Nous pouvons fonder le droit de punir, mais nous ne pouvons pas fonder le droit de ne pas résister. Si on accepte l’idée que nos démocraties sont des sociétés à consentement, il n’est pas possible d’avoir consenti à la punition. Hobbes dit que punir restaure une autre guerre, celle de l’Un contre l’un et non plus de tous contre tous. La figure du criminel apparaît comme un ennemi, c’est un ennemi de l’intérieur dont on ne peut se protéger mais dont on peut seulement se défendre. Selon la criminologie italienne, il existe une autre manière de considérer la société comme unité vitale. La société est un grand animal vivant, punir est une opération médicale car le crime ne doit pas gangrener la société. Le criminel est un monstre qu’il faut éliminer pour sauvegarder l’unité vitale de la société, ce n’est pas une question de responsabilité, mais d’unité vitale. Pour Beccaria ,on rentre dans la société politique pour pouvoir jouir pleinement de la liberté qui nous reste. Pour lui dans l’état de nature on ne peut pas jouir de la liberté car on en est toujours empêché. On restreint une part de notre liberté mais il nous reste une petite part dont on peut jouir pleinement. Par ailleurs il est contre la peine de mort, car si on arrive à se protéger de quelqu’un en l’enfermant à vie c’est mieux que de le tuer. La peine selon lui doit toujours être le minimum requis : " punir, mais le moins possible ". Locke quant à lui envisage la société comme un espace économique ou punir protège la propriété. Par conséquent, la punition se conçoit en terme de coût : il faut punir si le prix de la peine n’est pas supérieur à l’avantage concédé .

III. L’individu

Punir c’est transformer l’individu (régénération, réhabilitation, réadaptation, réinsertion...). Pour Platon ce qui autorise la punition, c’est vouloir le bien de l’âme de l’individu puni. Punir c’est donc éduquer. Il fait une classification des crimes en fonction des motifs psychologiques : il distingue des crimes par colère, par désir et par ignorance (livre 9 des lois de Platon).Il ne fait pas de classification selon la gravité objective du crime. Dans les crimes il y a le dommage et l’injustice. Il faut punir l’injustice mais selon Platon on n’est jamais injuste volontairement, on est injuste car il manque un rapport à soi structurant . La justice c’est ce qui ordonne l’existence. Être injuste s’est s’échapper à soi-même .Dans l’acte injuste ce qui est brisé c’est le lien à soi, non le lien avec l’autre. Punir c’est donc restaurer l’harmonie perdue de l’âme. Cette théorie repose sur une cascade d’utopies. En effet, elle présuppose que l’homme est originairement bon. De plus, elle se réfère à l’utopie de la psychologie salvatrice : l’homme doit comprendre pourquoi il a été mauvais pour ne plus l’être. Enfin, une troisième utopie est de penser que tout criminel est victime de la société et de lui même.

IV. La souffrance de la victime

Le sens de la peine pourrait s’ordonner autour de la souffrance de la victime . La notion de victime réapparaît en tentant de récupérer les trois paradigmes antérieurs. Aujourd’hui dans les énoncés contemporains, on dit qu’il faut punir afin que la victime puisse faire son deuil. Il y a l’idée qu’il faut punir afin de faire cesser la souffrance de la victime . La souffrance devient la seule dimension sacrée, ce n’est plus la loi. On n’est plus au niveau d’une communauté politique. Aujourd’hui la démocratie n’apparaît plus comme une démocratie de citoyens, mais comme une démocratie de sujets sensibles ,prêts à se rassembler lorsqu’il s’agit de communier autour de la souffrance. Enfin punir a le sens d’une transformation de la victime, qui ne peut se départir, se guérir de sa souffrance que par la punition infligée au coupable. On devrait parler de malheur du plaignant plutôt que de souffrance de la victime car si on punit le coupable il devient victime à son tour et il souffrira. Dès lors, on entre dans une machine infernale : qui souffre le plus ? Or, il est impossible de distinguer une bonne d’une mauvaise souffrance. Le sens de la peine autour de la souffrance de la victime reste problématique. La voix de la victime a été aussitôt étranglée, étouffée par celle de la loi et de la société .Il faut donc faire une place à la voix de la victime dans le système pénal mais l’articuler uniquement autour de ce thème de la souffrance semble délicat. Si la voix de la victime a longtemps été limitée, c’est que l’on sentait derrière la voix de la victime une certaine idée de la vengeance. Cette voix ne peut être que haineuse. Le sens de la peine doit s’ordonner autour du malheur du plaignant en s’articulant aussi autour du malheur de l’accusé, ce qui permet un processus de reconnaissance.

Il n’y a pas de droits des individus mais des droits entre les individus. Parler seulement des droits des individus n’a pas de sens. Le droit c’est ce qui détermine la juste distance entre les personnes. Il n’existe pas de peine juste mais seulement des peines maladroites. Une peine injuste c’est lorsqu’un des quatre paradigmes est dominant. Il faut pouvoir articuler les quatre paradigmes, car chacun équilibre maladroitement l’autre. Ce qui est inhumain c’est la voix d’une seule justice. Il faut compenser les désavantages de l’un des paradigmes par les désavantages de l’autre.

Annexe 2. Audition de M. Thierry Pech, directeur de l’Institut des hautes études sur la justice

Il y a des enfers chauds et des enfers froids, des violences manifestes et des abstentions fautives, des blessures objectives et des renonciations coupables. Or, la lutte contre les premiers n’aide pas toujours à se prémunir contre les seconds. C’est, je crois, le paradoxe de notre débat actuel sur la peine.

Prisonnier de la prison, si je puis dire, soucieux de répondre aux urgences et de mettre fin aux " violences institutionnelles " sous toutes leurs formes, ce débat s’est largement installé dans les termes du nouveau pacte humanitaire. Or, si celui-ci renseigne sur tout ce qu’il ne faut pas faire, il n’aide en rien à imaginer ce qu’il faudrait faire. Mieux, il nous invite à aborder la question du sens de la peine par le bas, à partir d’un a priori d’hostilité dont le message implicite serait : " moins on punit, mieux on se porte ". C’est au nom de cette même conviction souterraine que certains militent aujourd’hui pour des peines toujours moins longues, toujours moins carcérales, toujours plus douces.

Mais quand bien même on ne punirait presque plus, la question resterait entière : quel serait le sens de cette peine ? C’est à cette question qu’il nous faut répondre aujourd’hui. En tenant compte, non seulement du consensus humanitaire, mais également d’un autre consensus : celui qui s’est lentement constitué tout au long des années 80 et 90 autour de la sécurité. Pour beaucoup aujourd’hui, une peine acceptable serait une peine qui assure des conditions de sécurité sans dégrader pour autant la personne à qui elle est infligée. Mais la définition d’une peine acceptable ne suffit toujours pas à décrire ce que serait une bonne peine.

Cette question éminemment difficile, certains juristes comme Martine Herzog-Evans l’estiment réglée, au moins en droit, par le Conseil constitutionnel qui a estimé, dans sa décision du 20 janvier 1994, que " l’exécution des peines privatives de liberté en matière correctionnelle et criminelle a été conçue, non seulement pour protéger la société et assurer la punition du condamné, mais aussi pour favoriser l’amendement de celui-ci et préparer son éventuelle réinsertion ". Sécuriser, rétribuer, re-socialiser et réinsérer seraient ainsi les quatre piliers du sens de la peine, un éventail suffisamment ouvert pour que chacun s’y retrouve. Cette position n’est pourtant pas satisfaisante. D’une part, parce qu’elle se contente d’additionner des fonctions sans préciser leur articulation. D’autre part, parce que ces finalités sont, dans la pratique, en tension, voire en contradiction comme le rappellent régulièrement les organisations syndicales de surveillants qui, soumis aux impératifs de sécurité, ont peu le loisir de se soucier des missions de réinsertion, alors même que cette réinsertion est sans doute le meilleur gage de sécurité et de lutte contre la récidive. Enfin, parce que, dans la réalité, les déséquilibres sont frappants : on compte environ un surveillant pour trois détenus contre un travailleur social pour environ cent détenus.

Cette question n’est pas davantage réglée par les réformes proposées récemment - et partiellement réalisées grâce à la loi du 15 juin 2000 - par les commissions Forge et Canivet ainsi que par les deux commissions d’enquête parlementaires du Sénat et de l’Assemblée nationale. Ainsi, nous nous apprêtons à conformer l’institution pénitentiaire aux nouveaux standards d’humanité en vigueur en matière d’accès aux soins, d’accès au droit, d’hygiène, de traitement des indigents et de conditions de vie en général, et c’est un bien. Ainsi nous nous apprêtons à consacrer de nouveaux droits et de nouvelles procédures propres à évacuer (arbitraire, notamment (arbitraire administratif : par (ouverture des voies, de recours en matière de contentieux administratif opposant le détenu et (Administration pénitentiaire, par la juridictionnalisation de l’application des peines, par la réforme des dispositifs disciplinaires, par la mise à plat du fatras de circulaires que l’on qualifie pudiquement de " droit pénitentiaire " ... Assurément, tout ceci est encore un bien. Mais toutes ces réformes, infiniment souhaitables, ne suffisent pas à dissiper l’hypothèse prochaine d’un enfer froid de la peine. Au contraire, elles sont peut-être en train de faire le lit d’une prison où les peintures seront fraîches, les douches quotidiennes et les cellules acceptables, où les droits personnels seront scrupuleusement respectés et (administration soumise à un contrôle effectif et indépendant, mais où, peut-être encore par souci de respect et de non-ingérence, les détenus seront abandonnés à eux-mêmes.

La politesse du droit - auquel on semble vouloir confier (essentiel de nos espérances) - a quelquefois des revers cafardeux. Faut-il rappeler qu’en 1995, les prisons françaises abritaient quelque $ 000 illettrés et que plus de 20 000 détenus n’atteignaient pas le niveau de (entrée en classe de 6e ? Pour ceux-là, que changeront nos nouveaux droits, nos nouvelles procédures et nos efforts de rénovation du parc pénitentiaire si nous ne leur ajoutons pas un effort substantiel de formation et d’éducation ? Faut-il rappeler que la durée moyenne des peines d’emprisonnement et de réclusion criminelle s’est considérablement allongée ces dernières années et que les mêmes qui appellent de leurs vœux aujourd’hui une grande loi des peines votaient hier un Nouveau Cade pénal qui aura permis d’envoyer derrière les murs des hommes qui attendront parfois plus de 20 ans la prochaine occasion de s’imaginer un avenir ? Pour ceux-là que changeront nos scrupules si nous refusons de modifier certaines dispositions du Code pénal, sujet dramatiquement absent du débat actuel ?

Pour revenir au fond du débat, je crains que nous n’ayons bien mal placé notre conception de la dignité humaine partout revendiquée aujourd’hui. Ce principe directeur des droits de l’homme, Mireille Delmas-Marty le faisait observer récemment, est le seul qui ne fasse (objet d’aucune définition positive. De fait, la dignité humaine ne nous apparaît que négativement et par l’extrême, c’est-à-dire par (indignité manifeste : la dégradation, la, réification, l’instrumentalisation, la blessure, l’outrage. Mais il existe aussi des modalités passives de (indignité : l’indifférence, le mépris, l’abandon, la non-assistance, fût ce au nom de la non-ingérence. Aussi me semble-t-il que la dignité humaine exige plus qu’un respect poli et passif des droits fondamentaux de la personne humaine, qu’elle exige la reconstitution ou plutôt la ré-institution de liens humains rompus ou sinistrés. Restaurer la dignité humaine, c’est rapatrier dans la famille humaine, c’est donner les moyens de participer d’une communauté. La dignité désigne le sujet humain, non comme un isolat de volonté libre et autonome de fait, mais d’abord comme un être de relation, à la fois vulnérable et appelé à la responsabilité. C’est d’ailleurs en son nom que certaines juridictions interdisent aux individus de disposer librement de leur corps. C’est encore en son nom que d’autres juridictions défendent, non seulement les personnes, mais (image de (humanité déposée en chacune d’elles. Une lecture néo-libéral de cette notion risque de nous faire oublier (injonction de reconnaissance et de communication qu’elle nous adresse.

Si le sens de la peine est, comme je le crois, suspendu au principe de dignité humaine, il nous faut imaginer une peine qui crée ou restaure des liens. Des liens au lointain (à la société, à la cité, à la loi), mais aussi des liens à l’acte - trop souvent obéré par le temps infini des longues peines, des liens à la victime - à travers des scènes de reconnaissance, des liens à la famille - le Conseil de l’Europe l’a rappelé à travers plusieurs de ses recommandations, des liens à soi-même enfin...

Cette régénération des liens passe par une diversification de l’offre pénale. II est dommage à cet égard que le débat se soit autant concentré sur la prison et qu’il ait laissé dans l’angle mort le problème des peines alternatives et du traitement des infractions en milieu ouvert. Car elles sont parfois plus indiquées que l’enfermement pour maintenir les liens existants et en régénérer d’autres. C’est tout l’intérêt de ce que les Anglo-saxons nomment la " restorative justice ". Il ne s’agit pas de condamner la prison - celle-ci impose une rupture qui est parfois nécessaire et souhaitable, mais de panacher nos réponses, de les adapter à cette exigence fondamentale de restauration des liens qui pourrait être le nouveau cap de la peine.

Cette régénération passe également par une meilleure définition des missions de l’Administration pénitentiaire qui, à mon sens, n’aura jamais les moyens d’éduquer ou de réinsérer elle-même, mais devrait plutôt se voir confier le rôle de faire lien avec l’Éducation nationale, l’Assistance publique et le tissu associatif, bref avec tous les acteurs extérieurs intervenant en prison.

Cette régénération des liens suppose enfin une réhabilitation de l’utopie éducative et transformatrice de la peine. Mais il faudra pour cela revisiter ce concept d’éducation. Il ne s’agit pas de " soigner " : le détenu n’est pas nécessairement un malade et l’on sait tous les périls d’un tel postulat. Mais il ne s’agit pas non plus seulement de " proposer " : l’exécution de la peine ne peut prendre la forme d’un contrat qui, d’une part, nierait sa part de contrainte et, de l’autre, regarderait le détenu comme un être autonome et responsable a priori. L’éducation, c’est moins qu’un soin et plus qu’un contrat : un concept en tension entre deux excès. Serait-il absurde d’imaginer, dans ce sens, que la peine puisse consister, entre autres, dans la réouverture de l’obligation scalaire ?

Annexe 3. Audition de M. Pierre Truche, Premier président honoraire de la Cour de Cassation

Le Président Truche a tenu à faire part de trois observations.

I. Le sens de la " non peine "

Il a tout d’abord rappelé que pour comprendre le sens de la peine il fallait maîtriser celui de ce qu’il a appelé " la non peine ". La loi du 11 juillet 1975 établit en effet un système de dispense de peine si trois conditions sont remplies :
- l’ordre public doit être apaisé ;
- il ne doit pas exister de problème eu égard au reclassement du délinquant ; et
- la victime doit être désintéressée.

Suite à l’adoption de cette loi, qualifiée par Pierre Truche de nouvelle forme de droit, un mouvement à pris corps au sein de la magistrature en vue de mettre en place une justice non violente réunissant l’auteur et la victime à côté de la justice pénale.

La loi de 1975 vise à rééquilibrer les conditions déjà existantes. Auparavant, les considérations relatives à l’ordre public primaient sur toutes les autres.

II. Le principe de proportionnalité

Pierre Truche a rappelé que ce principe est posé dans de nombreuses conventions internationales et figure également à l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Jusqu’en 1958, la justice se contentait de prononcer des peines fermes ou avec sursis. Ce n’est que par la suite que le principe de proportionnalité a permis de développer le système des peines notamment avec l’apparition des peines de sursis avec mise à l’épreuve et des peines de travail d’intérêt général. Finalement ces peines visent à reconnaître le délinquant comme une personne à part entière par le biais de l’insertion.

III. Aucune peine n’est définitive

Pierre Truche a insisté sur le fait que l’action de la justice consiste à rendre une décision à un moment donné et que même dans le cas de la peine perpétuelle incompressible, une commission se réunit après 20 ans pour étudier le dossier du criminel.

Pierre Truche a conclu son audition en émettant l’idée selon laquelle ces trois observations permettent de mettre en avant une politique de grande confiance dans l’être humain.

Annexe 4. Audition de M. Denis Salas, Maître de conférence à l’École nationale de la magistrature

Les raisons de la peine, une lecture de Paul Ricœur

Je me propose de commenter un texte de Paul Ricœur intitulé " Sanction, réhabilitation, pardon " écrit en 1994 et publié dans le recueil " Le Juste " (Esprit, 1995, pp. 193 et ss.). Texte qui présente sa conception de la peine comme une trajectoire visant à réintroduire la " capacité civique perdue " depuis le moment de la commission de l’infraction. Vous remarquerez que le fait de distinguer la peine et la sanction (qui n’en est qu’un moment, les deux autres étant la réhabilitation et le pardon) nous invite d’emblée à une réflexion sur la peine ouverte et dynamique.

Introduction

Avant d’aborder ce triptyque, il faut rappeler que la réflexion de Ricœur sur la peine est ancienne. Elle naît d’abord des travaux menés dans les années 1960 : un livre " Finitude et culpabilité " (le tome II de " Philosophie de la volonté ", 1960) prolongé par un important article (" Interprétation du mythe de la peine ", 1967). Ricœur y explique l’archéologie de la faute pénale à travers la symbolique du mal éclairée par la tragédie grecque, les récits bibliques et les mythes. On voit se dessiner le parcours d’une faute cessant d’être rituelle et collective pour s’identifier à un pôle d’imputation purement individuel. La figure d’un sujet responsable de ses actes, que l’on retrouve ensuite, émerge de cette généalogie. Ricœur met à nu la tension de la peine : d’un côté, la mise en équivalence du crime et du châtiment car, dit-il, " l’impensé du crime c’est la violation du droit, l’impensé de la peine c’est la suppression de cette violation ". De l’autre, le rapport de proportionnalité entre le mal commis et le mal subi qui soumet le coupable à une violence légale et rationnelle. Dans ces textes, Ricœur y rencontre la justice qui doit imputer la faute et attribuer la juste part, réagir au mal agi et réparer le mal subi.

Commentaire du texte

Ceci posé, voyons maintenant les trois pôles analysés par Ricœur dans Le Juste et tout d’abord la sanction. Une première surprise nous attend : au lieu de voir, par exemple, dans la sanction pénale, une figure du monopole de la violence légitime, il la définit comme une dette. Face à la violence, la société (ou l’appareil d’État) doit réagir. Son but est de rétablir le droit. Elle doit s’acquitter de sa dette de répression et de protection. A qui est due la sanction ? Qui en sont les destinataires ? Telles sont les questions du philosophe. Le mal a été commis. Le ou les coupables sont identifiés. La réaction sociale doit s’organiser au nom de la loi car celle-ci est la condition de possibilité de la vie en société que le crime a supprimée. Le coupable a rompu le pacte qui l’associe à sa communauté et qui nous lie ensemble. La peine n’est que le versant contraignant de la loi entendue comme un corps de règles qui assurent le " consensus du corps politique ". La loi commune brisée mais non anéantie se transforme, en quelque sorte, en peine contre son agresseur. Pour décrire cette opération, Ricœur puise dans la philosophie du droit de Kant et surtout de Hegel : " au désordre qui nie l’ordre répond la négation du désordre qui rétablit l’ordre ". Nous sommes au coeur de la figure d’équivalence proportionnelle évoquée plus haut : c’est le pacte social, c’est-à-dire ce qui fonde l’association des hommes, qui est touché par le crime. C’est donc lui qui exige en premier réparation. Il faut y insister tant cette préséance de l’ordre social semble scandaleuse en un temps où il semble que seules les victimes peuvent demander réparation. Cet " ordre " est le tissu de la vie collective, la trame de nos rapports moraux faits de respect et de liberté. Nourrie de cet ordre, la peine réactive l’engagement de chacun à respecter ces contraintes, bref le lien social facteur de paix. La souffrance des victimes n’en est que le signifiant. La déchirure du lien social prime sur le reste. Voilà, de prime abord, le sens de la punition.

Mais la sanction est due - dans un second temps seulement - à la victime. Disant cela, Ricœur prend certaines précautions : il ne s’agit ni de la vengeance, ni d’une volonté de faire souffrir. " La sanction, prévient-il, est due à la victime parce qu’elle est due à la loi ". Restant gouvernée par la loi, la justice n’est pas vengeresse mais rationnelle. Le droit constitue procéduralement l’accusé et le plaignant. La victime n’apparaît pas dans l’espace public comme personne privée (fils ou fille de... ou parents de...) mais à travers la catégorie du plaignant. Le plaignant " tient lieu " de victime. Ce qui signifie qu’il doit se sentir représenté par la loi et voir dans son rétablissement sa propre réparation. Le droit intercale une distance entre la personne souffrante et son rôle procédural (partie civile ou témoin). C’est à cette personne " secondarisée " par le procès - et presque constituée par lui - que s’adresse la sanction.

En même temps qu’il fixe ses deux premiers niveaux, Ricœur s’en évade aussitôt : il affirme qu’il y a aussi dans cette démarche une visée de reconstitution de la dignité blessée dans la qualité de la personne morale. Il y a là une contribution à un travail de deuil par lequel " l’âme blessée se réconcilie avec elle même en intériorisant l’objet perdu ". La juste distance aurait pour but la réconciliation de soi avec soi, de soi avec autrui. Le paradoxe, en s’intériorisant, traverse une tension supplémentaire. On rencontre la signification morale de la sanction : " la victime est reconnue publiquement comme être offensé et humilié, c’est à dire exclu du régime de réciprocité par ce qui fait du crime l’instauration d’une injuste distance ". Autrement dit, la restauration de la dignité de la victime est contenue, et comme appelée, par la parole de justice.

Nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Au delà de la loi et de la victime il y un autre destinataire inattendu de la sanction : l’opinion publique. Moins comme porte voix du désir vindicatif de l’opinion. Davantage comme attente " d’éducation à l’équité " à laquelle il faudra répondre. De ce point de vue, l’indignation (au sens d’une soif de vengeance...) n’est pas une réaction malsaine à éviter. Elle doit davantage être mesurée et façonnée comme l’est un message pédagogique à l’usage de ses récepteurs. Au delà de son émotivité, elle est la mesure même (et le test) de l’ancrage de la loi dans la conscience publique. Ce n’est pas la colère d’une foule qu’il faut dominer mais une réprobation légitime qu’il faut organiser. Son message doit être un signe : un individu ne peut impunément briser tous les liens sans mettre en péril la communauté toute entière. Voilà contre quoi la justice se met en branle : contre le gouffre de la transgression qui nous engloutit tous.

Le dernier destinataire est le coupable. Une question en découle : comment en faire un sujet actif de la peine lui qui jusque là était le point d’imputation passif d’attentes qui sont extérieures, étrangères, voire hostiles à son égard ? En d’autres termes, peut-on retourner la problématique en direction du sujet transgressif devenu " acteur " de la sanction sous la forme d’une peine comprise, acceptée ? Ricœur répond positivement, en termes hégéliens le condamné doit entendre que sa condamnation sous entend qu’il est un être raisonnable. Mais il ne lâche pas les autres niveaux de la peine : il évoque au moment du jugement " l’idée régulatrice de la condamnation ", c’est-à-dire la double reconnaissance de l’accusé comme coupable et de la victime comme plaignant. Le condamné est vu comme un être raisonnable et " réhabilitable " et la victime comme susceptible de retrouver une estime de soi. Cette visée est leur point commun : la peine suppose d’imputer à l’auteur la responsabilité de ses actes, ce qui est une manière de l’intégrer, comme malgré lui, dans la communauté des sujets responsables. Quant à la victime, elle n’a pas d’autre issue que la reconnaissance du préjudice subi et, une fois la sentence dite, l’oubli salutaire même s’il laisse des traces. Nous sommes dans un moment " d’après procès ", à la fois réflexif et moral. Dès lors qu’elle peut s’inscrire dans une continuité temporelle (réhabilitation et pardon) la peine construit son sens dans les cercles successifs de ses réceptions.

La remontée vers la réhabilitation (deuxième étape) en est rendue d’autant plus difficile. La sanction immédiate est l’incarcération comme mise à distance, exclusion de (et par) la société de celui qui en a violé les règles. La sanction est d’abord une série de pertes infligées (perte de liberté, de patrimoine, de droits...) en excès inverse au mal commis. Mais jusqu’où peut-on aller dans cette direction ? N’est-ce pas faire retour vers une rétribution sans fin, graduée selon le degré de biens ôtés en réponse au mal commis ? En sorte que des prisons ne peut que monter une longue plainte issue de la somme des privations infligées. Pour Ricœur, la réhabilitation n’est ni morale, ni judiciaire mais d’abord politique : quand par exemple, la loi vise à effacer de plein droit les incapacités et déchéances. II insiste sur la fiction légale inhérente à l’effacement des condamnations, par exemple. Toute sa démonstration est là : la loi, la première à demander réparation, peut organiser souverainement l’oubli. Sa seule limite commence où le pourvoir du juge s’affirme : elle a le pouvoir de créer des catégories non de transformer des individus.

De là vient la rencontre avec deux figures purement légales qui relient directement le crime au politique : l’amnistie (le pouvoir législatif efface les condamnations ) et la grâce (le pouvoir exécutif réduit le quantum des peines ). On retrouve ici le pouvoir de la loi avec l’effacement propre à l’amnistie : l’événement criminel est réputé ne pas avoir eu lieu. La collectivité impose la puissance de la loi qui lui permet de " laver la tâche de sang sur la main de Lady Macbeth ". Ricœur souligne avec force à cet instant de son texte à quel point la souveraineté indivisible du corps politique éclate jusqu’à l’insupportable : c’est moins la collectivité qui expérimente son unité que le politique qui affirme son pouvoir sur la société dans ce passage forcé de l’oubli sur l’événement traumatique. Avec la même force, la loi inflige une peine longue et envisage une réhabilitation : elle efface les actes et accroît la répression selon une échelle de valeur qu’elle définit. Les blessures de la société et des individus ainsi forcées à l’oubli sont un prix très lourd à payer. L’État a posé la main sur le temps. Mais ce temps, le maîtrise-t-il vraiment ? Par l’amnistie, il choisit de s’imposer au milieu des discordes. Peut-il, pour autant, bâillonner une société lourde d’une demande individualisée de justice ? Comment ne pas comprendre son refus de noyer le deuil dans l’oubli légal ? La domination politique se retourne en un scandale moral. Nous sommes à l’opposé du pardon qui suppose mémoire et ensuite seulement oubli " actif ". C’est la voie ouverte par les procès sans peine choisis par les commissions " Vérité et Réconciliation ".

Sans transition, nous sommes arrivés au pardon dont la logique diffère de la justice et de la clémence,. La justice habite le monde des équivalences imparfaites : l’argent pour la souffrance, les mots pour la violence, le mal subi pour le mal commis. Le pardon surplombe la justice en ce sens qu’il suppose la non équivalence : c’est à dire une logique de surabondance, de liberté morale sans contrepartie " supra juridique " et même dit Ricœur " supra éthique ". C’est en ce sens Jankelevitch a pu écrire que le " pardon est fort comme le mal mais le mal est fort comme le pardon. " La force du mal est nous infliger une perte telle que notre vie bascule. La force du pardon vient d’une souveraineté morale qui suspend le ressentiment induit par cette perte. Le pardon ne répond pas au mal, il s’oppose à lui. Loin de n’annuler, il lui tourne le dos. Il lui est devenu indifférent. De la hauteur du désintéressement qu’il habite, il tient à distance la toute puissance du mal.

Ensuite, le pardon est une dette de la victime et de nulle autre. Aucun Etat ne pardonne les violations de la loi. Il prévoit des remises de peine, des permissions de sortie, des libérations anticipées. C’est une organisation collective et anonyme de la peine qui s’adresse à des catégories de condamnés. Voilà pourquoi, il exerce une prérogative proche de la clémence au sens d’un geste de générosité politique - la grâce, par exemple - sans égard pour les victimes. A l’inverse, on demande pardon à quelqu’un que l’on a blessé et que l’on estime. Loin d’être, comme la clémence, une manière de modérer les rigueurs de la peine, c’est un acte placé entre l’amitié trahie et les souffrances injustes, bref un échange interpersonnel qui résulte d’une demande : un " pardonne moi " auquel répond " je te pardonne " qui permet de briser la dette qui enchaîne depuis l’acte la victime et son agresseur. Le pardon est un partage au sens d’une reconnaissance mutuelle de deux sensibilités qui veulent continuer à s’estimer par delà la confiance trahie. C’est aussi pour celui qui le demande ou qui l’accepte une forme d’annulation des humiliations. A l’inverse de l’amnistie, le pardon n’oublie rien mais achève la haine et délie du ressentiment. Il libère de la dette en la traversant (per-donare) et rend possible un travail de la mémoire. " Il donne un futur à la mémoire ".

A la fin du texte, le pardon placé est à l’opposé de la composante sacrée de la violence : il lui oppose un " sacré bienveillant " au travers de la catharsis. Ricœur arrête étrangement sa réflexion là. Au seuil d’une réflexion sur l’ambivalence du sacré à la fois bénéfique et maléfique, entre l’injustice des dieux et la justice des hommes.

Autres observations

On peut se demander si Ricœur ne conduit pas trop loin l’ambition presque démesurée qu’il prête à la peine : peut-elle à la fois réaffirmer la loi, réparer le trauma, éduquer l’opinion et ouvrir à la fois à réhabilitation et au pardon ? Comment peut-on dans un cadre juridique en même temps réparer des blessures intellectuelles et restaurer le lien social ? Il y a quelque chose d’herculéen à conjuguer tant de temporalités, d’objectifs, de futurs contradictoires. En voulant accomplir toutes ces tâches, ne se donne-t-on pas des moyens de n’en réaliser aucune ? L’élan se brise sur son impossible réalisation. Reste l’idée forte de symétrie au moins partielle dans la reconnaissance (du coupable et de la victime) et dans les trajectoires (de la réhabilitation et du pardon). La peine a vocation à dénouer en un temps long et improbable ce que l’acte violent impulsif et énigmatique a noué en un instant. Thème que Ricœur reprendra en évoquant le pardon comme un travail par lequel l’offensé recherche la guérison de l’offenseur autant que la sienne propre. On mesure l’amplitude entre ce " devoir être " et " l’avoir été " qui se décline sur plusieurs plans et dans un temps long. A lire ce texte, on a le sentiment que le crime est une déchirure longue qui traverse une personne dans son corps mais aussi ses proches et sa parenté et autour d’elle la société toute entière. Il y a comme un manteau de deuil qui nous recouvre tous, à des degrés divers, cercles après cercles. Le long et imparfait travail de reconstruction n’a pas de fin. Il est proportionnel à la quantité de mal infligé. Il puise l’énergie qui lui est nécessaire dans les ressources et les aspirations que chacun porte en soi.

Le pouvoir de la loi sur la peine fortement affirmé par ce texte fait surgir une autre objection : la loi souveraine punit et efface le crime, soit. Mais où sont les autres acteurs qui configurent, selon Ricœur, la sanction ? N’ont ils aucun mot à dire d’autant qu’ils véhiculent-ils des valeurs contraires ? Comment les victimes et l’opinion vont-ils comprendre cette " ardoise magique " qu’est l’amnistie ? On a vu récemment la faible intelligibilité d’une prescription (trois ans pour les délits, dix ans pour les crimes) quand il s’agit de " crimes indifférenciateurs " dirait René Girard, c’est à dire qui portent atteinte aux places que chacun occupe ? L’oubli légal se heurte au besoin indigné de sanction. Que devient l’idée de régulation fondée sur une symétrie entre la condamnation et la réparation quand celle ci peut être brisée par la loi au noms de l’oubli collectif ? Ricœur résout cette difficulté en ouvrant un horizon temporel long qui sépare la peine de la sanction immédiate. Le temps court de la sanction délivre la victime de la dette et répond à l’indignation de l’opinion. Le temps long (carcéral) de la peine débouche, au contraire, sur la reformulation d’un lien nouveau. Celui ci est un temps à deux acteurs, le juge (et la loi) et le condamné. Mais d’autres acteurs (les victimes, l’opinion...) brisent cette belle temporalité. Comment comprendre autrement la critique sans appel de la peine de perpétuité " réelle " pour les criminels d’enfants où résonne l’indignation des parents d’enfants victimes. Là encore le sens de la peine résulte de plusieurs volontés où la voix des victimes n’est ni la plus faible, ni la moins chaotique.

Une dernière observation est liée à ce " retour " des victimes. Ricœur semble gommer ici du moins, car son oeuvre ne l’ignore pas - la violence archaïque, la puissante archéologie de la peine. La notion de peine est toujours traversée par une ambiguïté sémantique (" peine " subie par l’auteur et sa victime) qui exprime bien sa structure anthropologique paradoxale. Selon le degré d’atteinte du crime, tantôt cette balance penche du côté de la dette (la composition pécuniaire due aux victimes), tantôt du côté du châtiment (la punition réclamée par l’État). Mais aujourd’hui le sacré n’émane plus d’un ordre théologico-politique transcendant mais de là société civile démocratisée : ce sont les figures du semblable, du proche, de l’enfant qui passent au premier plan. Tout se passe comme si la plainte des victimes était sacralisée et configurait le châtiment. Tous les crimes de profanation (pour nous les crimes d’enfants) y conduisent comme la peine de perpétuité " réelle ", la plus lourde du code pénal. Le modèle du châtiment mobilise des valeurs politiques, religieuses, collectives où est " lue " la souffrance de la victime. Il place en son centre la figure du " salaud " comme le point à partir duquel la communauté victimisée retrouve sa cohésion et un avenir possible. L’idée d’une peine régulatrice à laquelle aspire Ricœur, en est sérieusement perturbée.

Conclusion

Ce texte nous met en garde contre la tentation de rechercher un sens de la peine comme une " pierre philosophale " qui donnerait la solution de l’énigme. Ricœur nous montre au contraire qu’il y a une pluralité de significations de la peine, que celles-ci sont souvent contradictoires. Sans oublier que, dans ce chantier ainsi remué, une archéologie pénale est toujours prête à resurgir. Mais le contexte dans lequel s’inscrit une politique de la juste peine, au sens où ce texte l’entend, nous éloigne de ce bel équilibre. Alors même que Ricœur conteste l’hybris de la loi (qui configure la peine comme il l’entend, dans la punition comme ou dans l’abstention), il manque le basculement d’une peine qui ne cherche plus seulement à punir l’agression portée contre l’ordre légal. Notre politique de la peine (législative ou judiciaire) réagit davantage à un seuil de gravité de l’offense déterminé par la présence (ou pas) des victimes et de l’atteinte qu’elle subissent. A la base il y a la réparation de l’ordre public y compris pour les infractions sans victimes. A l’opposé, on trouve des victimes qui réclament pour elles une réparation à la hauteur du " crime indifférenciateur " (le crime d’enfants) pour lequel la réparation est incantatoire ; quasi sacrificielle, toujours formulée dans l’excès. C’est du côté de la plainte des victimes qu’il faut chercher le centre de gravité de la peine. C’est là que convergent les représentations collectives, les demandes individuelles et les cultures professionnelles. C’est par rapport à elles que se définissent les seuils moraux et que s’oriente désormais la réponse de la justice. Le risque d’un surcroît de violence privée n’est pas mince. Le postulat de départ de Ricœur - la sanction est due à la victime parce qu’elle est due à la loi - est d’autant plus à défendre qu’il devient éminemment fragile. Son ébranlement touche la fondation de la cité.

Dans un second temps, Denis Salas s’est intéressé sur la façon dont il importait d’aborder le thème de la réhabilitation. Pour ce faire il s’est appuyé sur trois récits autobiographiques identifiés comme étant ceux de Maurice, Kerfi et Lucas.

Il a précisé que ces autobiographies reproduisent des trajectoires de réhabilitation très singulières mais que des leçons plus générales pouvaient en être tirées.

De plus Denis Salas a insisté sur le fait que la forme de témoignage est importante puisqu’elle permet d’échapper au stéréotype habituel " détenu/délinquant ".

Les trois autobiographies, aussi différentes soient-elles, permettent de mettre en avant trois étapes communes aux auteurs.

I. Première étape : le délinquant voué au " monde des doubles "

Les trois auteurs relatent en effet leur appartenance à des groupes que Denis Salas a qualifié de " familles alternatives ". Kerfi précise en effet que cette appartenance lui a permis de devenir un homme et de fusionner avec cette " famille alternative " au travers d’un mimétisme de violence. Finalement, la première identité naît de l’union face à l’adversité.

Mais Denis Salas a également noté que la prison reproduit ce schéma et que finalement, l’incarcération cristallise le mimétisme décrit par les auteurs. Maurice le démontre dans son autobiographie.

II. Deuxième étape : la sortie de l’identité délinquante grâce au regard de l’autre

Pour Kerfi, ce changement est survenu après sa sortie de prison grâce à la confiance que certains avaient placée en lui. Cette entière confiance lui a permis de retrouver sa capacité de citoyen.

Pour Maurice, ce changement est intervenu lors de son incarcération alors qu’une révolte de détenus avait lieu et que des gardiens avaient été pris en otage. A cette occasion Maurice s’est rendu compte de l’inversement des rôles et de la fragilité des ces hommes. Ne concevant pas de leur ressembler, il a choisi la voie du pacifisme et est ainsi entré dans une autre identité.

III. Troisième étape : la reconstruction éducative

Denis Salas a noté que ces trois auteurs se sont reconstruits par le biais de l’éducation. A travers cette longue entreprise, chacun a refusé la facilité de la délinquance. Finalement pour eux le monde devient accessible grâce à l’éducation.

Annexe 5. Audition de Madame Myriam Ezratty, Première présidente honoraire de la Cour d’appel de Paris, ancienne directrice de l’administration pénitentiaire au Ministère de la Justice

Myriam Ezratty a indiqué, tout d’abord, que son parcours professionnel lui a révélé un manque important de réflexion chez les praticiens, y compris parmi les magistrats, sur le sens de la peine. Elle a constaté qu’il en allait différemment dans les pays anglo-saxons où le " sentencing " est une discipline très riche.

Tout en se réjouissant de voir actuellement se développer dans notre pays un intérêt nouveau pour cette question, elle en a attribué la cause à deux phénomènes dont elle a estimé qu’il y a lieu de s’inquiéter : d’une part, le " brouillage " du concept de peine, d’autre part, la tendance croissante à la pénalisation du traitement des dysfonctionnements sociaux.

Elle s’est ensuite interrogée sur l’emploi du singulier (" le sens de la peine ") pour appréhender ce sujet. Il lui a semblé que si l’on s’éloigne du débat philosophique pour aborder les applications pratiques, le sens de la peine - ou plus exactement des peines - prend des formes à géométrie variable dont les paramètres sont innombrables. Il y a, bien sûr, à considérer la nature et le quantum de la sanction - peut-on attribuer le même sens à une peine d’amende avec sursis et à un emprisonnement de longue durée ? Il y a aussi la personnalité de celui ou celle qui subit la sanction, sans oublier que l’on peut à présent punir une personne morale. Mais bien d’autres variables méritent d’être considérées. Parmi ces éléments, Myriam Ezratty a souhaité mettre l’accent sur trois points qui lui paraissent essentiels si l’on veut tenter de donner un sens plus positif à la notion de peine :
- déterminer pour qui la peine doit avoir un sens ;
- améliorer le processus d’attribution et d’exécution des peines ;
- prendre en considération le facteur " temps ".

I. Qui est intéressé à la peine ?

Myriam Ezratty a fait observer que si le (proclamé) délinquant doit, en tant que sujet et objet de la peine, demeurer au centre des débats engagés sur la question, il serait illusoire ou hypocrite de prétendre qu’il est seul concerné.

On ne peut faire abstraction des autres personnes et des institutions pour lesquelles la peine a - et doit avoir - une signification si l’on veut préserver la cohésion sociale.

En amont, il y a lieu de rappeler le rôle du législateur qui instaure la peine : dans une société démocratique, c’est aux représentants du peuple qu’il incombe de traduire les valeurs et les principes sur lesquels elle se fonde, donc de donner un sens à la peine ; tel était le but des rédacteurs du nouveau Code pénal ; mais force est de constater qu’au fil des années, l’unité et la cohérence recherchées ont été " écornées " sous l’effet, d’une part, des ajouts inspirés par l’évolution des mentalités, en particulier la montée des préoccupations sécuritaires, relayée, voire amplifiée par les médias, d’autre part, de l’impuissance manifestée par le pouvoir politique à résister à la tentation démagogique de multiplier des incriminations pénales en tous domaines. La " loi pénitentiaire " en préparation pourrait être l’occasion d’une révision d’ensemble ou, tout au moins, d’une clarification des règles et principes directeurs propres à donner un sens aux mesures et peines prévues par la loi.

Dans le procès pénal, chacun peut observer le rôle accru joué par la victime mais aussi, par des associations de défense de toute nature au point, dans des cas non exceptionnels, d’occulter celui du Ministère Public ; cette évolution, favorisée par les réformes introduites par la loi, conduit la partie civile, dans des hypothèses de plus en plus nombreuses, à ne plus se contenter de la réparation pécuniaire prévue par les textes mais à intervenir dans le champ de la sanction pénale. Cette donnée, qu’on s’en réjouisse ou qu’on la déplore, justifie, semble-t’il, sa prise en compte dans une réflexion sur le sens de la peine.

L’efficacité - et même la pertinence d’une peine - est étroitement liée aux conditions de son application et aux modalités de sa mise en œuvre. Myriam Ezratty a confirmé, à la lumière de son expérience de directrice de l’administration pénitentiaire, que les textes ne suffisent pas à réformer les situations et les pratiques. Il faut une implication des responsables et des personnels sur le terrain, ce qui exige leur motivation, elle-même tributaire d’une clarification de leurs missions et devoirs. Pour eux aussi la peine doit avoir un sens, et il ne s’agit pas seulement de l’emprisonnement mais aussi des sanctions dites alternatives. Il est symboliquement réjouissant que le thème " sens de la peine " ait été choisi pour le colloque marquant l’ouverture de la nouvelle école de formation pénitentiaire à Angers. Mais force est de constater que, dans le quotidien pénitentiaire, on est loin du compte !

Myriam Ezratty ne croit pas à la possibilité d’une vision unitaire du sens de la peine et, encore moins, d’un consensus à ce sujet. Mais elle pense qu’il est possible et nécessaire d’améliorer concrètement les situations en conjuguant réformes législatives et moyens pratiques ( il ne s’agit pas seulement des moyens financiers, si indispensables soient-ils). Il faudrait, selon elle, faire en sorte que chaque décision portant sur la peine ait un sens vécu comme " juste " par chacune des personnes concernées. Pour y parvenir, il est nécessaire, à chaque stade - avant, pendant et après le procès - de jauger les différentes attentes et les nécessaires contraintes. Cela peut paraître un peu utopique mais n’est-ce pas un objectif auquel doit aspirer tout décisionnaire ?

II. Le choix de la peine et le quantum

Myriam Ezratty a appelé l’attention de la Commission sur un point qui l’a toujours préoccupée dans son métier de juge.

Nul ne met en doute l’importance du choix de la peine et de son quantum ; pourtant les jugements correctionnels rendus en la matière sont très succinctement motivés à cet égard... quand ils le sont...

Dans les pays de Commun Law, la priorité est donnée à l’acte délictueux, les antécédents et la personnalité de la personne jugée ne venant qu’en seconde position. Aux États-Unis et, de façon moins absolue, au Canada, des "barèmes" sont en vigueur qui lient le juge. Dans ce cas la question de la motivation ne se pose, semble-t’il, que pour la déclaration de culpabilité.

Il n’en va pas de même en France où l’individualisation des peines prévaut, le nouveau Code Pénal ayant même supprimé les minima . Tout en marquant sa préférence pour le système français, Myriam Ezratty souligne les risques d’arbitraire qu’il peut engendrer et surtout sur le sentiment d’inégalité souvent ressenti par les condamnés, ainsi qu’elle a pu le constater en visitant des prisons. Les intéressés - et leurs avocats - n’ignorent pas qu’il y a des barèmes officieux - voire des " tarifs " - qui varient selon les Cours et, fait plus choquant, dans une même juridiction, selon la composition de la chambre ou la personne du juge unique. Comment, dans ce contexte donner à la peine le sens d’une rétribution équitable ?

Myriam Ezratty a préconisé une politique de formation continue des magistrats plus affirmée sur le " sentencing ", plus de transparence et d’échanges d’information entre les professionnels et un effort de recherche dans ce domaine. Elle a déploré les conditions dans lesquelles se déroulent trop souvent les audiences dites de comparution immédiate et souhaiterait une réforme de la procédure assurant une motivation de la sanction autre que de pure forme. Cette exigence serait peut-être de nature à permettre de mieux contrôler en matière pénale l’application du principe de proportionnalité.

III. Le problème du temps

Myriam Ezratty a souligné aussi l’incidence du facteur " temps " sur le " vécu " du condamné et l’effet de la peine. Elle a précisé que, contrairement à une idée reçue, ce problème ne se pose pas seulement à propos des longues peines.

Il se présente aussi, mais d’une façon différente, lorsque la sanction intervient après un trop long délai, surtout s’il s’agit d’une peine privative de liberté. Si la sanction est " couverte " par un long temps de détention provisoire, son sens peut se trouver faussé, sinon ruiné, par l’impossibilité où s’est trouvée l’administration pénitentiaire de préparer un projet de réinsertion ou même d’organiser positivement la sortie du détenu, eu égard à l’incertitude quant à la date de sa libération. La situation est encore plus défavorable si l’individu doit revenir en prison pour effectuer un complément de peine.

En ce qui concerne les longues peines d’emprisonnement, Myriam Ezratty s’est demandé si, après 12 à 15 ans de prison, alors que la personne est souvent détruite, la peine avait encore un sens. Elle a posé la même question à propos des détenus qui ont réussi au long des années à évoluer positivement et à bâtir un projet de vie laissant présumer leur réinsertion. Il lui a semblé que le seul motif de conserver en prison une personne appartenant à l’une ou à l’autre de ces catégories devrait être un état psychique laissant craindre une réitération de l’acte criminel. Ceux qui fréquentent les prisons et ceux qui y travaillent peuvent témoigner de la désespérance et de la révolte de ceux qui voient leurs demande de libération systématiquement rejetée alors qu’ils pensent " avoir payé leur dette ".

Myriam Ezratty a également posé la question du sens que peut avoir le maintien en prison des personnes dont l’état mental relève d’une hospitalisation dans un service psychiatrique. Elle a indiqué que, selon les données fournies par les services médico-psychologiques fonctionnant en milieu pénitentiaire, 30% des détenus présentent des troubles psychologiques graves. Le fonctionnement des établissements s’en trouve perturbé, les surveillants n’étant pas formés pour remplir les fonctions d’infirmiers en psychiatrie et le " mitard " n’étant pas la réponse la plus adaptée au traitement de ces cas. La réduction progressive - souhaitée par les psychiatres - du nombre de lits en milieu psychiatrique " fermé ", la réticence croissante des jurys d’Assises à conclure à l’irresponsabilité pénale des auteurs d’actes criminels, sont l’une des causes de cet état de fait. Il semble urgent de promouvoir une solution. Mais les querelles doctrinales ont, jusqu’à présent bloqué toute réforme.

Annexe 6. Données statistiques communiquées à la CNCDH par le Ministère de la Justice