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Atelier animé par Jean Tricot (5 jours) - année inconnue

Mise en ligne : 19 décembre 2004

Texte de l'article :

Présentation du projet : En prison

J’ai passé deux semaines en prison. C’était pour mon travail de musicien. Des prisonniers s’étaient inscrits pour un stage de chant, 5 heures par jour. Une semaine chez les hommes, une semaine chez les femmes.
Le projet est le fruit d’une collaboration entre la F.O.L Rhône-Alpes qui m’a contacté et le SPIP (service pénitentiaire insertion prévention) en la personne de O, jeune femme d’apparence frêle, mais d’une force incroyable.
Je dois dire ici mon admiration pour ces gens, autour de et dans la prison, qui se battent obstinément contre la déshumanisation des détenus, avec, sans, et parfois contre le personnel pénitentiaire.
La proposition est la suivante : je passe deux semaines avec les détenus à faire de la “ musique à mains nues“, (chant, rythmes corporels, travail d’oreille) puis deux membres de La fanfare à mains nues de Vénissieux, Sylfane et Sandrine viennent arroser les graines que j’ai semées, et enfin La fanfare à mains nues (20 chanteurs) vient faire un concert avec les stagiaires devant un public de détenus (40 maximum sur 800 chez les hommes !) Le travail s’est concrétisé par l’écriture de deux chansons (une pour les hommes, une pour les femmes).
 L’administration m’a remis un document pour m’indiquer le cadre réglementaire : Il est interdit d’introduire ou de faire sortir quoi que ce soit de la prison. Photos, enregistrements sonores, donner son adresse, ou prendre celle d’un détenu, etc...Ce document incite l’intervenant que je suis, parmi quelques professeurs, psys, et autres curés, à éviter tout rapport “trop“ personnel“ avec les détenus. Voilà pourquoi, même si tout ce qui suit est parfaitement vrai, les acteurs réels de ce stage sont désignés par des lettres. Mais cet anonymat de rigueur n’enlève rien à la personnalité inaliénable de chacun de ces hommes ou femmes que j’ai rencontrés et auxquels, malgré le règlement, je me suis attaché, en y laissant quelques plumes.
Je n’ai pas à cacher que ça se passait à Lyon, pour les hommes à la prison Saint Paul, jumelée par un sous-terrain avec Saint Joseph. Ainsi la désignation St Paul englobe St Joseph ; pour les femmes, à Mont-Luc. Ce sont des maisons d’arrêt, c’est-à-dire que les prisonnier(e)s sont censé(e)s rester peu de temps, en attente de leur jugement, en réalité trop souvent dans l’attente de place dans une “vraie“ prison (centre de détention). Certains passent plusieurs années ici.
Pour participer au stage, les prisonnier(e)s doivent être accompagné(e)s par les gardien de leur quartier. L’absentéisme est lié à l’effort à fournir par les gardiens et par leur adhésion à l’idée même que les prisonnier(e)s pourraient avoir des activités agréables, récréatives, épanouissantes...

Présentation des prisonnieres ayant participées à cet atelier

Prison pour femmes Mont Luc.

À la prison des femmes, tout est différent. À commencer par le nombre : Il y a en France environ une femme en prison pour 9 hommes. 800 prisonniers à St Paul et 65 prisonnières à Mont Luc.
C’est ici qu’ont été détenus et torturés, certains à mort, les résistants, dont Jean Moulin. Les prisonnières ignorent qui il est, alors que le très long mur d’enceinte est orné d’une immense fresque représentant les résistants morts ici.
Je ne peux me résoudre à désigner les femmes par des lettres, je leur invente donc des prénoms.

Alma

Alma est Comorienne. Elle ne savait pas que son nom signifie âme. Son histoire est compliquée : Allocations perçues indûment, elle n’y est pour rien, dit-elle. C’est qu’elle a déménagé quand il aurait fallu rembourser, on l’a recherchée, retrouvée... Elle s’insurge d’avoir été traitée par le juge de prostituée, alors qu ‘elle “vend son corps uniquement pour rapporter de l’argent à son mari et nourrir ses enfants“. Elle est enceinte, accouchera en prison. Ses enfants, son mari/souteneur lui manquent. Dans un grand éclat de rire, elle déclare que même si, bien sur, elle ne croit pas à ces choses, à sa sortie elle ira trouver un bon, gros marabout pour faire envoûter le juge qui s’est acharné contre elle. Alma n’a pas manqué une seule séance du stage. Elle est un peu la maman des autres détenues, jeunes, pommées, elle les écoute, les calme.
Immensité de la misère, et pourtant, toujours, l’humanité, petite flamme, en veilleuse. Cette femme est un symbole vivant : elle a touché le fond, prostitution, vol, prison, déracinement, acculturation (elle ne sait plus de chansons de son pays, qu’elle a quitté à l’âge de 20 ans, ou elle ne veut plus se souvenir, par rejet de son identité). Mais même si elle ne sait pas ce que son nom signifie en latin, si elle croit être devenue moins qu’une bête, j’ai vu très distinctement la petite flamme, j’ai admiré la force de cette femme vivante en prison.

La prison n’a aucun effet dissuasif pour les détenues. Encore moins que pour les hommes dont la plupart reconnaissent qu’ils ont fait une bêtise, et qu’ils doivent “payer“. Chez les femmes, il est juste et normal de voler. L’une d’entre elles me raconte que son frère refuse de payer le métro parce que son grand père l’a construit pour un salaire de misère. Elle approuve. Certaines sont là pour avoir volé dans des super-marchés, avec récidive. Elles en sont plutôt fières, évoquent les enfants à nourrir, les riches jamais inquiétés par la police...Le sentiment d’injustice est dominant ici. Concernant leur faute, elles aménagent sans doute la vérité, comment savoir, mais elles font bloc contre l’état, les juges, la société. Même les surveillantes semblent considérer qu’elles sont là “par erreur“ et se montrent plus solidaires que les surveillants chez les hommes.

Cynthia

Cynthia a 16 ans, et elle est dans une prison d’adultes, c’est comme ça. Elle est là pour, dit-elle, complicité de viol en groupe. Elle a vu des gars, dont son grand frère, dans une entrée d’immeuble avec une fille, consentante, d’après elle. Et elle n’a rien dit. Et c’est pour ça qu’elle est en prison. Mais elle doit avoir de sérieux antécédents. Elle parle souvent de cambriolages passés et à venir, dans des résidences cossues autour de Lyon, avec son frère, sa bande, avec ceux qui l’acceptent, la reconnaissent, l’aiment peut-être même un peu ? Je ne crois pas un mot de ce qu’elle raconte, mais j’entends tant de choses à travers son délire de gamine déjà sortie des rails. Elle est insupportable, perturbe les séances, à tel point que certaines détenues veulent savoir si elle sera là avant de décider de venir. Seule Alma la supporte, la materne, la raisonne, lui explique qu’il faut se calmer, profiter de la prison pour apprendre un métier... Trop tard, déjà ?

Dolores

Le dernier jour à Mont Luc, à l’instant où j’entrais dans la prison, une voiture s’est arrêtée devant la porte et en sont sortis deux policiers en civil encadrant une jeune femme. Police judiciaire de Lyon, ont-ils annoncé au gardien. La femme a attiré mon attention. Pas belle, le visage dur, brune, mince, raide, le regard en même temps haineux et désespéré, fier aussi, un peu gitane.
Cette femme entrant en prison entre deux flics de série télévisée m’a troublé au point que j’ai retiré trop tard ma main de l’encadrement de la porte, quand elle s’est automatiquement refermée. J’ai encore deux mois plus tard deux ongles noirs !
À la fin de mon travail, je l’ai revue dans le sas d’entrée. C’était une autre personne : Le visage rayonnant, les yeux offerts à tout regard qui voudrait bien les visiter, j’ai vite compris qu’elle était venue ce matin non pour être incarcérée, mais pour rencontrer le juge, ici, et qu’elle venait d’apprendre qu’elle était libérée, immédiatement. Les gardiennes, en m’expliquant, semblent aussi heureuses qu’elle. J’ai croisé son regard et je lui ai dit simplement « Bonne chance ». Elle m’a souri, comme elle était belle, alors, pour me répondre « merci ». Quel metteur en scène, peintre, poète, pourrait représenter la force, la vérité, l’intensité, l’humanité qu’il y a eu dans cet échange de mots d’une banalité consternante entre deux inconnus ?

Qu’on le veuille ou non, il y a dedans et dehors. Je suis dehors. Libre. Et c’est en mon nom que d’autres, qui ont franchi la ligne jaune, sont enfermés, pour me venger et me protéger. Et comme tous ceux qui sont dehors, je ne veux rien savoir de ceux qui sont dedans. Je les oublie. Je vis en société et j’en accepte et respecte les règles. Plus ou moins, ou en réussissant à ne pas me faire attraper. Depuis cette expérience, je sais, un peu, et je crois que je n’oublierai pas. Mais le débat de société sur ce sujet (à quoi sert la prison ?) reste marginal, refoulé.
Si on parle de prison ou de prisonniers dans les médias de masse, c’est pour faire de l’audience : Bagnes gangrenés par la maffia en Amérique latine, couloirs de la mort aux Etats-Unis, évasions spectaculaires, serial-killers... Mais les voleuses de pommes, les sans papiers, ceux qui n’étaient pas au bon endroit au bon moment, ma comorienne qui a indûment perçu des allocations, les 95% de détenus “ordinaires“ ?

Laetitia

Elle ressemble à Lila Downs. Petite, très brune, beau visage, une longue tresse dans le dos, mais Lila Downs qui auditionnerait pour Star Academy, c’est-à-dire qu’elle a des chaussures à talons, des pantalons collants, un corsage bariolé, elle est très maquillée, soignée, élégante, très M6.
On m’a prévenu qu’elle chante très bien, mais qu’elle ne pourra pas venir à tous les ateliers parce qu’elle travaille. J’ai parlé avec elle de ce travail : des “concessionnaires“, c’est-à-dire des entreprises privées proposent du travail payé à la tâche aux détenu(e)s. Laetitia m’explique qu’en bossant 30 heures par semaine, elle peut arriver à gagner 3000 F par mois, Logée ( ! ) et nourrie, c’est presque correct, selon elle. À la nuance près que c’est le contribuable qui paye cet hébergement, et l’entrepreneur privé qui bénéficie d’une main-d’œuvre sous payée et docile : la législation du travail n’est pas appliquée ici. Pas de grève, pas d’indemnité de licenciement, de congés payés, de retraite ...
Au cours des trois séances qu’elle parvient à passer avec nous, elle est très attentive, désireuse d’apprendre, y compris le solfège.
Laetitia est douce, calme, belle, pleine d’énergie, elle a une voix exceptionnelle, le genre de femme dont les hommes tombent tous amoureux. Alors, qu’est-ce qui cloche ? Comment s’empêcher de scruter ce visage pour y chercher en vain les stigmates de la délinquance, du mal ?
Démonstration de la vanité du discours sur “l’accès à la culture“. Cette fille a une culture. Très forte. C’est la sienne. Et même si je n’aime pas la variété américaine et l’esthétique “Star Academy“, je dois reconnaître son talent. Avant de tenter de l’entraîner ailleurs, sans jugement de valeur, ou notion de“ bon goût“. Mais seulement, et c’est énorme, vers la recherche de sa personnalité artistique, à travers l’improvisation.
Le troisième jour, j’ai presque réussi à l’amener à improviser, la musique enfin allait naître, mais on est venu la chercher pour la gymnastique, et elle n’a pas résisté. Vivre au jour le jour, sans projet, prendre ce qui vient, oublier qu’on pourrait faire des choix, la prison brise. Méthodiquement.
Le jour du concert, juste avant qu’on reparte, elle a enfin pendant une minute réussi à chanter librement, à sortir de la cage.

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Hasard, rien d’autre, mais le jour où je mets au propre ces notes, le 20 Août à 21h, France Inter diffuse une émission spéciale sur les prisons. J’apprends qu’un livre, “lettres de prison“ a été édité, qu’il existe un observatoire international des prisons, avec sans doute une antenne locale près de chez moi, que nombreux sont ceux qui comme moi se demandent à quoi sert la prison, en France, aujourd’hui.

Source :
http://perso.club-internet.fr/jantrico/medias/prison.doc