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2 Fleury-Mérogis

Mise en ligne : 10 juillet 2004

Texte de l'article :

1. Délabrement

a. Système constructif

Le projet de Guillaume Gillet est animé par une recherche de standardisation absolue : une unité de mesure -2,54 m- est déclinée sur l’ensemble de la construction : le Modulor Carcéral, une proportion unique -fractale- qui régule l’ensemble du Bâtiment. Notre première rencontre avec le directeur technique de la Maison d’Arrêt fut étonnante de ce point de vue. L’ensemble des dimensions de la maison d’Arrêt lui est familier jusque dans les moindres détails. Il suffirait d’un simple texte non descriptif, proche d’une page de calcul avec angles et multiples pour pouvoir reconstituer le plan avec exactitude. Parallèlement, le système de construction des tripales en coffrage tunnel vient compléter le souci de simplicité et de rapidité d’exécution. De nombreux articles de l’époque décrivent la démarche productiviste de ce chantier et racontent comment au cours des travaux, les ouvriers se sont peu à peu accoutumés à la répétitivité des tâches (voir doc. p.56). Cette accoutumance a permis de réduire le temps d’exécution de l’ossature des tripales par deux ! Guillaume Gillet aurait-il enfin réalisé le rêve de Walter Gropius ?

Le bâtiment hexagonal central et les ateliers sont construits en panneaux préfabriqués. Les tripales sont un assemblage de coffrages tunnels et d’éléments surajoutés. Chaque pale comprend un couple d’ossature en coffrage tunnel -les cellules- reliés par des poutres de longueurs variables -les circulations centrales-. Chaque ensemble ossatures + couloir central est revêtu d’un toit terrasse, de pignons et d’éléments de façade préfabriqués. Les trois pales sont connectées à un noyau central également construit en éléments préfabriqués.

Dans le contexte des années 60, édifier Fleury-Mérogis en béton

armé est une réponse constructive évidente. Le nombre des programmes de construction de prison était le signe qu’ils étaient envisagés dans une perspective spécialement durable. Mais la maîtrise du béton armé à l’époque était assez aléatoire, et seulement quarante ans après sa construction, la prison de Fleury-Mérogis est dans un état de délabrement avancé. Si les parties conçues en coffrage tunnel sont relativement bien conservées, tous les éléments standardisés surajoutés à cette ossature sont en totale décrépitude. Les pignons des tripales se désolidarisent du bâtiment, laissant apparaître des jours qui atteignent 10 cm, l’étanchéité de la toiture terrasse n’a plus aucune efficacité (les cellules des derniers étages de deux tripales sont régulièrement inondées et donc abandonnées), les éléments de façade se décomposent, les fers des armatures de l’ensemble du bâtiment central sont mis à jour.

L’intervention sur cet ensemble de bâtiments demande donc une véritable démarche vis-à-vis de l’état de délabrement avancé de la plupart de ses éléments. Nous allons, dans une prochaine partie, déterminer nos champs et méthodes d’intervention au travers de ce constat.

La méthode constructive apparaît comme génératrice des espaces et de la fonctionnalité de la prison. L’optimisation de ces méthodes ne peut que contraindre, voire empêcher tout projet d’organisation humaine basé sur la diversité complémentaire des individus. La fascination pour l’efficacité en matière d’exécution prend le pas sur tous les autres aspects du projet.

b. Prisons et grands ensembles : les grands programmes.

La situation géographique, le système constructif, la dimension et la capacité d’accueil de la prison de Fleury-Mérogis autorisent une comparaison avec les grands ensembles de logements qui lui sont contemporains.

Le terme « grand ensemble » désigne coutumièrement un programme de logements, de petits équipements et de commerces implantés en îlot ouvert, qui fonctionnent comme une entité urbaine (quartier, ville) autonome.

L’appartenance de l’individu à la collectivité du grand ensemble supplante celle de l’appartenance à la ville de laquelle il dépend dans la mesure où sa figure urbaine et sa situation s’en détachent.

La distance territoriale qui traduisait une volonté basée sur des principes positifs au départ - créer un environnement proche de la nature et loin des nuisances de la ville - s’est avéré une des causes du mal qui touche ces projets urbains : la distance a provoqué un isolement vécu comme une exclusion, la capacité d’autonomie étant insuffisante.

Dans le cas des prisons construites dès cette époque, le choix de leur situation géographique traduit une volonté d’isolement volontaire de la population carcérale. De plus, la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis est censée accueillir les détenus de l’Essonne et de Paris, ce qui rend sa situation géographique d’autant plus discutable.

Le prix du foncier est-il dans les deux cas le motif essentiel de l’implantation territoriale ?

Fleury-Mérogis devait à l’origine remplacer les vieilles prisons de la Santé et de la Petite Roquette . La vente des terrains était censée donner au Ministère de la justice les moyens financiers de son grand programme. Ceux de la Petite Roquette ont suffit.

D’un point de vue urbain, l’implantation de la prison en îlot ouvert donne l’effet d’un îlot fermé. Le bâtiment est aligné sur l’avenue et sa dimension est si importante que le front bâti qu’il constitue semble marquer un îlot fermé. Depuis l’extérieur, l’enceinte empêche la lecture de la composition des bâtiments et des espaces libres. Les espaces collectifs des grands ensembles souffrent pour la plupart d’un manque de qualification et d’une absence de traitement spécifique. Ce sont généralement les espaces les plus abandonnés. Dans le cas de la prison, le territoire qui sépare les bâtiments agit comme un paysage artificiel.

En somme, ce qui apparaît comme un échec dans le cas des grands ensembles s’avère un objectif atteint dans le cas des prisons. Cette opposition, qui tient à des questions d’organisation humaine, rapproche davantage encore l’essence des prisons de celle des grands ensembles.

D’un point de vue constructif, les analogies sont nombreuses. Le visiteur de Fleury-Mérogis sera frappé par la ressemblance de la tripale avec une barre de logement. Le rapport au sol et le traitement des abords ne suggèrent pas plus l’enfermement que dans une barre typique. L’entrée dans le bâtiment, située au centre de la tripale (et qui rappelle à ce titre le plan cruciforme de Le Corbusier), est si banale que l’on a le réflexe d’y chercher l’emplacement des boites aux lettres. Les pignons aveugles du bâtiment n’indiquent pas la présence de cellules réduites. Le toit terrasse des tripales qui servent de cours de promenade pour les détenus isolés rappelle étrangement la cour de promenade de l’école maternelle de la Cité Radieuse.

... 
 Sur le principe même du panoptique, l’architecte Daniel Pinson explique comment le dispositif des barres participe à une réification des habitants : « Beaucoup de cette réduction de sens, de ce non-sens de l’architecture des grands ensembles, de ce malaise/mal-être, trouve son origine dans leur taille, leur monumentalité déplacée, et dans leur situation d’objet isolé, de dispositif panoptique, ouvert aux regards et ouvrant à un balayage panoramique qui peut être curiosité malsaine. La caricature de ce gigantisme et de ce panoptisme advient lorsqu’une muraille monumentale (la barre Debussy à La Courneuve) ouvre l’espace de proximité aux regards des yeux innombrables logés dans la barre et ferme en même temps le grand ensemble au reste de la ville.[...] L’ordre en soi ne serait pas cependant si insupportable, s’il n’était pas dominé par un contenu totalement panoptique : les vides y supplantent à un tel point les pleins, qu’en plus de l’air et du soleil, le regard peut s’y déployer avec une liberté qui devient efficacité policière pour le gestionnaire de cet espace et viol d’intimités pour celui qui y inscrit ses secrets domestiques. En plus d’une aversion du « décor », la culture architecturale moderne a toujours montré un appétit démesuré pour la transparence, les polémiques récentes autour de la TGB nous l’ont encore montré. On pourrait trouver sans difficulté, dans cette culture de la transparence, les linéaments d’une pensée morale sur la vérité, qui passe sans trop de peine de la vérité constructive à la vérité esthétique et vous colle, chemin faisant, du « pan de verre » là où l’habitant mettrait plus volontiers un bout de rideau ».

La circulation intérieure, véritable rue dans la prison, fait à la fois penser à l’unité d’habitation de Marseille de Le Corbusier et au Cluster des Smithson, sans les qualités essentielles de ces principes. La rue est continue, elle court d’une pale à l’autre, rejoint les galeries qui mènent au bâtiment central et traverse finalement tous les bâtiments. Mais sa fonction unique et ses dimensions ne servent qu’au transfert d’un détenu par un surveillant dans un cadre sécuritaire. Personne ne s’y croise.

La page d’accueil du site www. les 4000.com (tenu par un collectif d’habitants) propose huit rubriques dont une intitulée « prison ». Le rapport entre la cité et la prison n’est pas explicité et semble tout à fait naturel. La prison de Bois-d’Arcy sépare les détenus selon leur appartenance à telle ou telle cité. Le facteur criminogène que l’on attribue volontiers au milieu carcéral a-t-il un lien direct avec l’environnement des grands ensembles de logements ? L’intervention architecturale sur la tripale de Fleury-Mérogis n’intègre-t-elle pas nécessairement une réflexion sur la barre de logements ? Guillaume Gillet fera lui même remarquer que la densité d’habitation de sa prison est deux fois moindre que celle d’une H.L.M.. Fleury-Mérogis/Grande Borne, Bois-d’Arcy/Val Fourré, même population ? Les prisons et les grands ensembles ne sont-ils pas constitués de collectivités passives ?

c. réhabilitation / reconversion / destruction

Notre choix d’une réhabilitation-reconversion consiste à intervenir sur un système existant, selon une problématique concrète qui rend possible le lien entre projet architectural et projet social. On ne peut pas attendre de l’architecte qu’il fixe de nouveaux principes de détention, on peut en revanche en attendre une transformation conforme à la loi et aux aspirations humanitaires.

Quelle serait la légitimité d’un projet de table rase ? Construire pour l’éternité ? Quel avenir pour un tel bâtiment ? Quelles capacités à intégrer des évolutions du mode d’incarcération ? 10.36 m2, une dimension d’unité de vie aussi pérenne que le béton ?

Peut-on intervenir sur la tripale sans réflexion sur la problématique actuelle de réhabilitation des grandes barres de logement ?

Les limites de notre intervention sur l’existant :

Destruction :
-Destruction des M.A. des femmes et des mineurs > Mixité, inachèvement du projet, non-sens d’un modèle identique pour mineurs, territoire pour la ville et la zone industrielle.
- Destruction de l’enceinte> dévoiler l’îlot ouvert, relecture des tripales, renaissance de la nature du projet.
- Réinscription de la prison dans son paysage/ territoire > reconquête de la forêt sur l’ancien no man’s land.
- Destruction du centre -la rotonde- et de son anneau > éléments parasitaires de la figure géométrique finie.
- Conservation de la salle d’audience > intérêt patrimonial de la voûte en béton armé, magnifié et mis en valeur sur l’esplanade de la prison.

Réhabilitation :
- Réhabilitation de l’avenue des Peupliers > liaison dans le tissu urbain.
- Déshabillage des tripales > extension des cellules, remaniement des éléments de façade.
- Habilitation des espaces résiduels extérieurs.

Reconversion :
- Reconversion de la salle d’audience > espace d’accueil famille devant l’entrée principale.
- Réutilisation des fondations de la rotonde et de son anneau > défi au principe géométrique.
- Reconversion de deux pales en lieu de transit > lier ville et zone industrielle : première étape vers l’abandon de la prison existante.
 
2. La méthode expérimentale : logique des ingrédients.

Intentions :

La recherche de complexité : le gigantisme de la prison actuelle nous interpelle du point de vue des rapports sociaux. La nouvelle prison ne peut conserver son principe de grand tracé pour générer de l’urbain au sens social. La complexité et la multiplicité des rapports sociaux au sein de ce monstre doivent trouver leur transfiguration architecturale. La réflexivité de cette richesse humaine est notre objectif principal en tant qu’architectes. L’individualisation de la peine est une tautologie.

Réduire le nombre de détenus de cette prison est une nécessité évidente pour tous. Nous prévoyons donc une réduction d’environ 50% des 3700 détenus prévus et une augmentation des personnels d’encadrement (voir texte p.100).

En 1994, le passage de la fonction médicale en prison depuis le Ministère de la justice vers celui de la santé est un progrès fantastique qui a considérablement amélioré la vie en prison de façon générale. A l’image bénéfique de l’autonomie de cette fonction, nous envisageons de séparer les différents modes de gestion de la prison et de leur donner une place équivalente en son sein. Nous proposons d’édifier un centre multiple où puissent siéger de façon équitable l’administration pénitentiaire, les travailleurs sociaux, les entreprises publiques en rapport avec le travail des détenus, l’autogestion par des détenus délégués, et enfin les différentes associations d’information et d’aide aux détenus. Ces cinq entités concourront à mener la politique de l’établissement.

Outils architecturaux :

La configuration géométrique des tripales engendre des espaces identiques et répétés. Leur appellation - D1, D2... - est la seule distinction qui les qualifie. Cette symétrie est inscrite à partir d’un seul et même centre, lequel symbolise la gestion et le contrôle total de l’administration pénitentiaire sur la détention (résurgence de l’idéal panoptique). Notre objectif, comme nous l’avons énoncé, est de trouver une alternative à ce principe de centralisation simpliste.

Notre première intervention sur cette figure consiste à dédoubler le centre ; sans détruire la trame, nous la recréons à quatre reprises en la déplaçant légèrement.

Dès lors, les éléments que nous conservons, (à savoir la figure géométrique pure de la disposition des tripales et les cours qui les séparent), deviennent le support d’un jeu d’accumulation de nouveaux principes géométriques basés sur de nouvelles contraintes. Les nouvelles figures, qui se répandent sur le projet existant, obéissent désormais à plusieurs centres tandis que les tripales et les cours qui les séparent demeurent dans leur rigidité et conservent comme des traces leurs proportions d’origine. 
 
Les nouveaux principes géométriques :

Contrainte du décalage des centres : si l’on symbolise chaque centre par un disque de rayon différent, représentant sa zone d’influence (aux travailleurs sociaux les cours de promenade fermées, à l’administration pénitentiaire la zone no man’s land de sécurité, à l’autogestion la promenade libre, aux entreprises et à l’Education nationale les zones de formation et activités professionnelles, aux associations les programmes de médecine, culte, sport, culture), le décalage dans la superposition de ces disques nous permet de produire des anneaux d’influence spécifiques dont l’importance des emprises varie en fonction de chaque cour (voir doc.p.106). Cette démarche mise sur le retournement schématique de la figure Panoptique. Le face-à-face entre surveillant et surveillé que nous avons exposé dans l’analyse de l’idéologie de Bentham est ici transfiguré par les dialogues permanents entre centres de gestion et zones spécifiques.

Contrainte des gouttes d’eau : considérons le terrain comme un plan d’eau parfaitement calme (la réification des prisonniers). Considérons maintenant cinq gouttes d’eau (les différents organes de gestion que nous avons défini dans le programme) qui tombent sur ce plan : chacune le déformera en créant des ondulations sinusoïdales dues à l’impact (voir doc. p.104). Ces impacts étendront progressivement leurs influences sur le plan d’eau en le déformant de façon parfaitement concentrique par rapport à leur source, mais les autres gouttes interféreront sur cette force en déformant le plan à leur tour. La rencontre de ces ondulations créer des zones où les forces s’annulent et s’additionnent alternativement.
 
Contrainte de déformation du relief : La matérialisation physique de cette déformation à un moment T (voir doc. p.106) sera à la fois une métaphore vivante du concours des cinq centres de gestion et une contrainte riche pour l’ordonnancement des terrains et des nouveaux bâtiments extérieurs, induisant des rapports essentiels entre sol et bâtiments. Elle nous permettra aussi de répondre efficacement aux problématiques environnementales de la plupart des interventions sur les grands ensembles. Nous pourrons détruire certains des éléments de la prison tout en assurant le recyclage du volume de béton sur place, dans l’aménagement paysager.

Contrainte de la grammaire : la grammaire française est à la fois riche catégorique.

Nous utiliserons quelques-unes de ces catégories pour organiser la majeure partie des programmes et activités extérieurs. L’édification des espaces de formation, de sport, de jardin, et de promenade, disposés sur un des cinq anneaux, sera ordonnée par une règle grammaticale fixée (voir doc p.177). Les espaces seront inscrits comme l’on écrit une phrase sur une feuille de papier. A la manière de certaines contraintes (tel que homosyntaxisme) qu’utilisent les membres de l’OuLiPo, l’ouvroir de littérature potentielle, nous avons arrêté un texte source pour l’établissement d’une architecture : les principaux articles de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 sont ainsi traduits en architecture. Chacun des interstices entre les tripales utilise un de ces articles comme générateur d’espace.

L’apparent désordre obtenu n’a pas pour objectif de générer simplement une irrégularité qui serait à l’image d’une certaine idée de liberté, mais vise d’avantage à instaurer dans les espaces rigides de la figure géométrique d’origine, des situations similaires mais dont les ingrédients vont pouvoir varier en proportion. Ce jeu de proportion, essentiellement programmatique, est une contribution architecturale au travail d’expérimentation des équipes de travailleurs sociaux. A quoi sert l’expérimentation ? Elle permet une variation des degrés de liberté, d’activité, de contact entre les différents types de peines, de mixité. Ce cadre stimule le prisonnier à se donner différents objectifs personnalisés, à se créer lui-même, avec l’aide de son encadrement social, un parcours (géographique et temporel) au travers de sa peine.

L’abondance des situations contribue à multiplier les appartenances aux différents groupes, ce qui favorise le développement d’un tissu social.