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Alerte de Robert Badinter le 17 mai 2010 après suicide Jean-Luc Dupre à Liancourt le 8 mars 2010

Mise en ligne : 5 juillet 2010

Dernière modification : 7 juillet 2010

Texte de l'article :

RAHMANI Nicolas
Psychologue clinicien (DESS&DEA)

Objet : signalement des conditions du suicide de M. Jean-Luc Dupré le 8 mars 2010
au centre pénitentiaire de Liancourt

Paris, le 17 mai 2010

Monsieur Robert Badinter Sénateur
Palais du Luxembourg
15, rue de Vaugirard
75291 Paris Cedex 06

Courrier également adressé à Mme Roselyne Bachelot-Narquin, Ministre de la Santé et des Sports ; à Mme Michèle Alliot-Marie, Ministre d’Etat, garde des Sceaux, ministre de la Justice et des Libertés ; à M. Jean-Marie Bockel, Secrétaire d’Etat à la Justice ; à l’inspection générale des affaires sociales ; à l’agence régionale de santé de Picardie ; au Conseil national de l’ordre des médecins ; à Monsieur le Procureur de la République près le Tribunal de Grande Instance de Beauvais ; à MM. Gilbert Barbier, Jean-René Lecerf, Jean-Pierre Michel, Sénateurs, et Mme Christiane Demontès, sénatrice.

Monsieur le Sénateur,

Psychologue clinicien au centre pénitentiaire de Liancourt (fédération de soins aux détenus, FSD) jusqu’au 4 mai 2010, je tiens à vous alerter sur les conditions dans lesquelles M. Jean-Luc Dupré, l’un de mes patients, s’est suicidé le 8 mars 2010, dans sa cellule du quartier maison d’arrêt du centre pénitentiaire de Liancourt.

1. Un patient qui avait fait quatre tentatives de suicide depuis août 2009

Son suicide correspondait à sa cinquième tentative depuis 2009. M. Dupré a fait une première tentative en août 2009, consécutive aux violences contre son épouse ayant motivé son incarcération , ce qui a entraîné son hospitalisation au centre hospitalier (CH) de Beauvais. Il a été écroué le 7 septembre 2009. Il a fait trois autres tentatives, la dernière en janvier 2010, et à chaque fois a été sauvé in extremis par le service de réanimation de l’hôpital de Creil. Chacune de ces quatre tentatives s’est faite par ingestion médicamenteuse, et a occasionné un coma. Lors de la tentative de janvier 2010, son co-détenu, qu’il avait semble-t-il contraint à ingérer une partie des médicaments, a également été découvert inanimé.

Le risque suicidaire évident du patient a été identifié dès son incarcération. La fiche d’observation du quartier arrivants (9 septembre 2009) mentionne sa tentative de suicide d’août 2009, et la grille d’aide à l’évaluation du potentiel de dangerosité et de vulnérabilité (15 septembre 2009) mentionne une tentative de suicide par médicaments et reconnaît des « risques auto-agressifs ». Face à un patient au risque suicidaire aussi évident, les administrations pénitentiaire et hospitalière ont pris des mesures. L’administration pénitentiaire l’a placé sous surveillance spéciale. En ce qui concerne l’administration hospitalière, il a fait l’objet, depuis son incarcération, d’un suivi et d’un traitement psychiatriques (Dr Michèle S., chef du service de la fédération de soins aux détenus) et psychologique, dans un premier temps hebdomadaire avec un unique psychologue thérapeute (moi-même), puis (à compter de février 2010) toutes les deux semaines avec deux psychologues co-thérapeutes (moi-même et une collègue).

2. Un refus du chef du service psychiatrique de demander une hospitalisation d’office, malgré l’imminence évidente d’une nouvelle tentative de suicide

a. Les faits Plusieurs faits objectifs indiquaient, à compter du lundi 1er mars 2010, qu’une nouvelle tentative de suicide était imminente : - tentative de détournement et de stockage de son traitement médicamenteux, constatée par les infirmiers le 1er mars, et traduisant de manière incontestable son intention de passer à l’acte ; - aggravation manifeste de son état psychologique, consécutive notamment à l’interruption du traitement médicamenteux par le Dr S. en conséquence des faits indiqués ci-avant et manifestée notamment dans un courrier qu’il m’a adressé le 3 mars 2010 ; - survenue simultanée de facteurs de stress importants : initiation d’une procédure de divorce (pour laquelle il avait demandé l’aide juridictionnelle totale le 15 février ) ; erreur du juge d’instruction, qui l’a informé d’un permis de visite de son fils Jean A. (signalé par M. Dupré à l’administration pénitentiaire le 3 mars 2010), avant d’indiquer à l’administration pénitentiaire qu’il s’agissait d’une erreur (5 mars 2010) ; imminence d’une confrontation avec sa fille, prévue le 8 mars 2010 ; - refus des entretiens psychologiques programmés et des entretiens psychiatriques. Dans son courrier précité du 3 mars 2010, il m’indiquait que son mal-être, aggravé par l’interruption du traitement médicamenteux, était trop grand pour lui permettre de se rendre à l’entretien psychologique . Le 4 mars 2010, il a refusé de rencontrer le Dr K., psychiatre vacataire remplaçant le Dr S., absent ce jour-là. L’imminence d’une nouvelle tentative de suicide semblait alors évidente. Le 4 mars 2010, en l’absence du Dr S., ma collègue co-thérapeute et moi-même avons obtenu du Dr Olivier S. (chef de l’UCSA) qu’il accepte de demander une HO le vendredi 5 mars au soir , sous réserve de l’avis du Dr S.. Lors de la réunion de service du 4 mars 2010, j’ai explicitement demandé qu’à son retour le lendemain le Dr S. fasse une telle demande (comme le montre le compte-rendu de la réunion). Toujours le 4 mars, ma collègue co-thérapeute et moi-même avons demandé au chef de détention une vigilance accrue, qui compte tenu du risque vital encouru par les co-détenus de M. Dupré (cf. modalités de sa tentative de suicide de janvier 2010) s’est traduite par le remplacement, le 5 mars au soir, de ses deux co-détenus par deux détenus plus solides physiquement, ce qui montre bien que le risque était reconnu par l’administration pénitentiaire. Dans une note en date du 5 mars 2010, M. D., conseiller d’insertion et de probation, signalait le risque accru de suicide au chef de bâtiment . C’est alors que, contre toute attente, à son retour le 5 mars, le Dr S. a refusé, à 14 h 15, de demander une HO comme je le sollicitais, alors même qu’elle n’avait pas reçu le patient (elle le croisera juste quelques instants dans les couloirs en sortant de la prison). Je suis retourné voir le Dr S., qui s’est plié à la décision de sa consoeur, pour ne pas alimenter un conflit institutionnel déjà fort entre l’UCSA et la FSD, et prenant acte de l’avis d’une consoeur spécialiste en psychiatrie. b. Les arguments mis en avant par le Dr S. Apparemment le refus du Dr S. de demander une HO s’explique par le fait qu’elle avait déjà été contrainte ce jour-là de demander, sous la pression d’un magistrat, une HO qu’elle avait initialement refusée . Les arguments mis en avant les jours suivants pour justifier sa position ne sont pas convaincants. Elle a évoqué son « intuition clinique ». Il est vrai que tout refus ou demande d’HO se fait sur la base d’une intuition clinique, et que, dans une activité comme la psychiatrie où le « risque zéro » n’existe pas, on ne peut reprocher à un médecin d’avoir parfois de mauvaises intuitions. Encore faut-il qu’il prenne en compte l’information disponible. On ne peut admettre qu’un médecin balaie d’un revers de main non seulement le point de vue des thérapeutes habituels du patient , mais aussi des faits aussi incontestables que ceux indiqués ci-avant, et, sans avoir rencontré le patient, refuse de demander une HO, pour ensuite tenter de se déresponsabiliser et de prétendre qu’il n’y avait pas d’éléments cliniques alertant ce vendredi 5 mars. Le Dr S. a également affirmé avoir refusé de demander l’HO aux motifs qu’il n’y avait pas de cellule d’isolement libre à l’hôpital et qu’elle ne demandait jamais d’« HO préventive » (du suicide). Ces deux arguments ne sont pas plus convaincants. En effet, comme le Dr S. l’a explicitement reconnu lors de la réunion de service du 11 mars 2010, en cas de nécessité l’hôpital libère une cellule d’isolement pour y placer un détenu. Quant à l’argument « de principe » selon lequel le Dr S. ne demanderait pas d’« HO préventive », il est tout simplement faux, comme l’a montré quelques jours plus tard l’exemple d’un autre patient . En fait, le refus de demander l’hospitalisation de M. Dupré résulte simplement d’un refus de prendre en compte l’information disponible lorsque la demande lui a été faite, ce qui est une attitude pour le moins paradoxale de la part d’un chef de service. Je dois ici souligner que c’était la deuxième fois que je demandais à ma chef de service de réaliser une HO, le cas précédent (patient délirant) n’ayant pas soulevé d’objection de sa part. Le suicide du patient le 8 mars 2010, dans des conditions qui suscitent des interrogations sur la responsabilité de l’administration pénitentiaire M. Dupré s’est suicidé le lundi 8 mars dans la nuit. Son corps a été découvert par une infirmière à 10 h 30, dans un état de rigidité. L’autopsie a conclu à un suicide par intoxication médicamenteuse. Je n’ai pas eu communication du rapport d’autopsie, mais selon les informations dont je dispose il aurait eu recours à des benzodiazépines. Certes, l’administration pénitentiaire n’est pas restée totalement inactive : - le patient était depuis son incarcération sous surveillance spéciale ; - à la demande du Dr S., suite à l’insistance de ma collègue co-thérapeute et de moi-même, le 5 mars au soir ses deux co-détenus ont été remplacés par deux détenus plus solides physiquement, pour les raisons indiquées ci-avant. Cependant, il existe des doutes sérieux sur le fait que l’administration pénitentiaire ait bien réalisé ses rondes toutes les deux heures, comme elle était censée le faire. En effet, les benzodiazépines, même à très forte dose, ne peuvent tuer en moins de deux heures à ma connaissance. On peut en outre s’étonner qu’un détenu puisse à quatre reprises accumuler suffisamment de médicaments pour tenter de se suicider. 3. Des précédents au centre pénitentiaire de Liancourt Selon les informations informelles dont je dispose, deux autres suicides de détenus se seraient produits ces dernières années dans des conditions analogues, après refus de demande d’HO de la part du Dr S. Dans le second cas, le Dr S. avait été sollicité par le Dr Caroline T, actuellement en poste à l’UCSA. Ces faits mériteraient d’être investigués. 4. Un avis défavorable donné à ma titularisation Bien que cela soit d’une importance anecdotique par rapport à la gravité des faits rapportés ci-avant, je dois ici indiquer que le fait d’avoir informé le 9 mars 2010 la directrice des ressources humaines et des relations sociales du CHI de Clermont des conditions du suicide de M. Dupré me place dans une situation professionnelle difficile. En effet, lorsque le docteur S. a appris le 26 mars que j’avais informé ma hiérarchie, elle a adopté une attitude hostile à mon égard . Elle a donné le 7 avril un avis défavorable à ma titularisation, et demandé et obtenu mon renvoi à compter du 4 mai 2010 du CHI de Clermont, où j’étais seulement mis à disposition par le CH de Bapaume (depuis le 4 mai 2009). Bien que nos relations aient jusqu’alors été marquées par une grande cordialité et une estime réciproque, et qu’elle ait reconnu verbalement que son avis défavorable s’expliquait par des considérations de confort personnel à la suite du suicide , le Dr S. justifie celui-ci par de prétendus problèmes psychiatriques de ma part, au demeurant mal définis, qui se seraient tout à coup manifestés, et que traduirait ma demande au lendemain du suicide à être affecté partiellement hors de prison . Il va sans dire que ces problèmes sont purement imaginaires, comme cela a été explicitement reconnu par le médecin du travail le 15 avril 2010 , par trois de mes sept collègues psychologues et par les trois médecins de l’UCSA . J’ai également le soutien de M. Michel Tort, ancien professeur de psychopathologie et de psychanalyse à Paris VII, qui, après avoir dirigé mes deux mémoires de recherche, m’a supervisé les semaines suivant ce suicide. Il dément la thèse d’une quelconque « décompensation » de ma part, et s’interroge sur l’attitude de mon ancienne chef de service . Ce n’est pas la première fois que le Dr S. se débarrasse d’un collaborateur dans des conditions contestables : au moins quatre autres cas (deux psychologues et deux psychiatres) peuvent être mentionnés depuis 2004. Alors que la DRH du CH de Bapaume, mon établissement d’origine, se questionne sur une éventuelle prolongation de ma période de stage au delà du 7 juin 2010 (comme l’avait arbitrairement demandé le Dr S. à la suite de cette affaire) et m’a indiqué ne pas avoir de poste disponible et ne pouvoir me titulariser que si je trouvais un poste de psychologue titulaire avant la commission paritaire devant statuer sur ma titularisation le 7 juin 2010, ma situation professionnelle est des plus précaires. Il serait paradoxal que le fait d’avoir fait tout mon possible pour éviter ce suicide et d’avoir informé la direction du CHI de Clermont des conditions dans lesquelles il s’est produit ait pour conséquence de me faire perdre mon emploi. Je me tiens à votre entière disposition pour de plus amples renseignements et vous prie d’agréer, Monsieur le Sénateur, l’expression de mon profond respect.

N. RAHMANI