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9 Repenser la prison

Mise en ligne : 10 décembre 2004

Texte de l'article :

Entretien avec Thierry LÉVY, président de l’Observatoire international des prisons

Avocat et président de l’Observatoire international des prisons, Thierry Lévy côtoie quotidiennement la prison. Il la considère comme le reflet des injustices de notre société et juge nécessaire de remettre en cause la tendance au tout pénal, fuite en avant d’une société qui ne veut pas voir l’inefficacité de la prison.

Pour quelles raisons avez-vous accepté de présider la section française de l’Observatoire international des prisons ?

Ma formation première, avant d’être juridique, a été philosophique. Elle a beaucoup influencé ma conception de la justice et m’a fait m’interroger, très tôt, sur les grandes contraintes, caractéristiques de la cruauté des sociétés humaines, exercées par des hommes sur des hommes. Quand, par la suite, je suis devenu avocat et ai eu mes premiers contacts avec des hommes privés de liberté, j’ai été saisi par l’impression angoissante que, de toutes les formes d’injustices quotidiennes qu’on se doit de dénoncer, la privation de liberté était l’une des pires. Mon opinion là-dessus n’a pas varié. Elle s’est même renforcée avec l’expérience.

Mon acceptation de la présidence de l’OIP est donc naturelle, bien que je n’aie jamais milité dans aucun parti et suis assez réfractaire à l’idée même d’engagement militant. Mais la prison telle qu’elle fonctionne me semble l’injustice majeure. On se félicite beaucoup de l’abolition de la peine de mort, à juste titre, mais il faut bien voir que c’est un problème totalement insignifiant par rapport à celui de la prison, et non pas le progrès majeur dont découleraient monts et merveilles dans le domaine de la justice pénale.

Quels sont vos constats ?

La prison est le reflet aggravé des réalités sociales, ce qui la rend intolérable. Comme lieu d’accomplissement d’une peine rédemptrice, la prison est une utopie qui a échoué, même si sa suppression serait, elle aussi, une utopie. Actuellement, bien que la justification que l’on donne de l’emprisonnement soit toujours liée à des crimes spectaculaires, il n’y a finalement dans les prisons que très peu de gens condamnés pour de tels crimes. Pas besoin d’y entrer souvent pour constater que les gens qui s’y trou-vent, détenus comme surveillants, sont issus, dans leur immense majorité, non pas des classes dirigeantes ou de la petite bourgeoisie, mais de ce qu’on appelait au XIXe siècle les « classes dangereuses », c’est-à-dire de la partie la plus défavorisée, la plus humble et la plus marginalisée de la population. Le recours au tout pénal pour régler des problèmes qui ont une forte composante sociale, tel qu’on le voit à l’œuvre aux États-Unis et que le dénonce le sociologue Loïc Waquant, est de plus en plus en plus fréquent. Je suis persuadé que, si on relâchait les personnes qui se trouvent en prison, la société ne connaîtrait pas de cataclysme. Peut-être ne s’en apercevrait-elle même pas !

Dans le système actuellement en vigueur, on parle de réinsertion, de réadaptation des détenus, alors qu’ils se trouvent là, le plus souvent, parce que leur problème, antérieur aux faits qui les ont conduits en prison, était un problème de non-insertion et de non-adaptation. C’est au moment du prononcé de la peine qu’il faudrait s’interroger sur leur insertion et leur adaptation, alors qu’on les condamne à des peines souvent très longues, et qu’on prétend, à la fin de leur peine qui les a éloignés d’une vie sociale normale, de prétendre s’intéresser à leur soi-disant réinsertion et réadaptation. On doit réviser complètement cette approche.

Un débat, notamment à la suite du livre du docteur Vasseur, semble avoir débuté au sein de notre société.

Le bruit provoqué par le livre du docteur Vasseur tient beaucoup au fait qu’il s’agit du témoignage de quelqu’un qui travaille en prison et qui a brisé la sorte de secret qu’observent ceux qui sont dans ce cas. J’ai constaté que les gens qui travaillent dans les prisons tiennent souvent, entre eux, un discours très critique sur le système et très lucide sur son inefficacité, mais ce discours, ils ne le tiennent qu’entre eux et ne le font pas sortir. Les groupes de l’OIP eux-mêmes sont impliqués dans cette règle du silence : ils reçoivent souvent des informations de personnes qui travaillent en prison mais se refusent à les rendre publiques de peur de ne plus avoir d’autres informations de ce type - ce qui est paradoxal : à quoi sert d’avoir d’autres informations si on s’interdit de les rendre publiques ? Ceux qui connaissent l’univers de la prison ont tendance à constituer une microsociété qui a parfaitement conscience que sa mission n’est pas efficace, mais qui, en même temps, se protège en s’enfermant dans le silence, voire dans des mensonges.

Dans la réforme de l’exécution des peines, qui va intervenir à partir de l’année prochaine, suite à la loi Guigou adoptée le 15 juin 2000, il y a des améliorations encourageantes en matière de détention provisoire. On a augmenté le seuil des peines encourues à partir duquel on peut faire l’objet d’une détention provisoire ; on a imposé au juges des garde-fous plus importants ; on a mis fin, en matière criminelle, à l’incarcération obligatoire avant le procès. Autant de mesures qui permettent d’espérer, si elles sont effectivement appliquées par les juges, une diminution du nombre des détentions provisoires.

Mais il y a aussi le problème de la longueur des peines et celui de leur exécution. Sur ce dernier point, le gouvernement a réussi par la loi du 15 juin à transférer les décisions relatives à l’exécution des peines aux juges, qui auront désormais à prendre toutes les décisions, mais rien n’indique que cela va se traduire par une amélioration, par un plus grand nombre de libérations conditionnelles, de remises de peine, etc. Étienne Bloch, lui-même ancien magistrat, et fils de l’historien Marc Bloch, me faisait remarquer récemment que l’opinion adresse souvent, en matière de justice, des reproches aux hommes politiques, mais s’en prend rarement aux magistrats, alors que ceux-ci sont souvent les véritables responsables de décisions injustes et absurdes. On peut même dire que la magistrature a complètement basculé entre les années 1970, où elle était largement convaincue de la nécessité de réduire, voire même d’abolir l’emprisonnement, et, les années 1980 et 1990, où elle n’a pas cessé d’augmenter les peines. Pourquoi cette évolution ? En tout cas, quand on sait cela, le fait que l’exécution des peines va passer sous la responsabilité des magistrats n’est pas très rassurant.

Quelles mesures préconisez-vous ?

Il y a en prison une quantité de gens qui n’ont rien à y faire. Il faut donc s’intéresser concrètement à cette catégorie de l’actuelle population carcérale. Qu’ont-ils fait exactement ? D’où viennent-ils ? Quel âge ont-ils ? Quelle est leur origine sociale ? Quelles sont leurs ressources ? Qu’ ont-ils fait de mal ? À qui ont-ils fait du mal ? Quel est le préjudice qu’ils ont fait subir ? À des intérêts privés ? À la collectivité ? Recensons-les, et, en dehors de toute vision utopique d’ouverture des prisons, vidons les prisons de tous ceux qui n’ont rien à y faire. Ensuite, la question de l’emprisonnement de ceux qui constituent une menace pour la sécurité et l’intégrité des autres citoyens se poserait autrement. La prison est un vêtement trop grand, totalement inadapté aux besoins. L’effort à faire est là : vider la prison de manière significative d’un certain nombre de détenus, et réduire les peines, car la longueur des peines est une illusion pour la sécurité de la population, dans la mesure où elle rend plus difficile insertion. Ainsi, en créant, lors de l’abolition de la peine de mort, la peine de sûreté incompressible, on a éliminé un mal en en créant un autre plus grand encore.

Et il faut remettre en cause la tendance au tout pénal en développant ce qu’on pourrait appeler le traitement social de la délinquance. Il ne faut jamais croire que les personnes qu’on punit ne raisonnent pas. Si une personne est condamnée à deux ans d’emprisonnement pour avoir brûlé une voiture, on aurait tort de croire qu’elle ne va pas comparer son délit avec tel autre dont on parle dans la presse, et qu’elle ne va pas en conclure qu’il n’est pas si grave que ça, même s’il mérite sanction. Il est absurde de penser qu’une peine de prison sera utile si elle n’est pas accompagnée de quelque chose qui la rende acceptable. Les seules sanctions efficaces sont celles qui sont ressenties comme légitimes par les personnes à qui elles sont infligées. Or, si on demande à une personne poursuivie quelle est la peine qu’il lui paraîtrait normal de recevoir, elle ne répond pas « aucune », elle admet la nécessité d’une sanction. À partir de cette acceptation du principe d’une sanction, un véritable travail de réparation et d’insertion peut être envisagé.

Il faut élargir la réflexion sur la prison. Certains signes indiquent que l’on revient, comme dans les années 1970, à un questionnement sur son efficacité et sa fonction. Les avocats s’interrogent, comme le montre un débat organisé par le Barreau de Créteil. On a même vu récemment un magistrat dire qu’il ne requerrait pas, contre tel prévenu, une peine de prison après avoir lu le livre de Véronique Vasseur. Mais il faut aussi que les espoirs suscités par tous ces débats ne retombent pas...

Propos recueillis par Gilles MANCERON

 

L’Observatoire international des prisons

Cette organisation non gouvernementale, dont le siège international est à Lyon, indépendante des pouvoirs publics, et disposant d’un statut consultatif à l’ONU, revendique le droit à la dignité pour tous les détenus, dans une zone de non-droit qu’est la prison. Sa mission : alerter sur tout manquement aux droits de l’homme relevé, au moyen de communiqués de presse, de courriers, de conférences, de publications, de campagnes thématiques, d’un rapport annuel... Simultanément, l’OIP s’attache à favoriser le développement et l’application des alternatives à l’incarcération. L’Observatoire s’appuie sur les textes de loi dont il demande l’application. Ces textes considèrent que chacun a droit, en tout lieu, à la reconnaissance de sa personnalité juridique et que nul ne doit être soumis à des peines ou des traitements cruels, inhumains ou dégradants.

L’OIP est structuré autour de groupes locaux qui exercent une mission d’observation et de protection des personnes incarcérées face aux abus qui peuvent se produire au sein d’un lieu de détention. Si nécessaire, un groupe local peut alerter les instances judiciaires, les médias, l’opinion publique et toutes les associations concernées, chaque fois que les droits de l’homme ne sont pas respectés dans l’établissement observé. Il y a 34 groupes locaux de l’OIP en France.

Le nouveau guide du prisonnier de l’Observatoire international des prisons, Ed. de l’Atelier, septembre 2000

« Le Guide du prisonnier n’a été conçu ni pour amender ni pour instruire mais pour favoriser le retour à la liberté de ceux qui en ont été privés par un juge appliquant la loi ou croyant l’appliquer. (...) L’OIP n’a pas seulement fourni une information aussi complète que possible sur les règles applicables dans tous les domaines de la vie en prison, il a souhaité mettre à la disposition des prisonniers un manuel destiné à les protéger contre les risques d’arbitraire administratif, l’inertie d’une institution trop souvent livrée à elle-même et les abus résultant de l’application de peines trop longues ou injustifiées. (...) L’OIP, avec ce livre, a voulu armer la liberté. » (Préface de Thierry Lévy, président de l’OIP).

Comme la première édition, le Nouveau guide du prisonnier retrace le parcours de la personne privée de liberté, du jour de son incarcération à celui de sa levée d’écrou. Cette remise à jour rend notamment compte de certaines évolutions pénales, mais s’avère aussi plus fonctionnelle, plus accessible, et partant plus utile. Plus étayé, le nouvel ouvrage, fort de ses 500 pages, se révèle plus précis et encore plus complet, outil d’une valeur inestimable pour les détenus, mais aussi pour ceux qui essaient de leur venir en aide...