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7 La pénalisation de la précarité : nul ne sait plus pourquoi on enferme

Mise en ligne : 8 décembre 2004

Texte de l'article :

Outre de nombreux articles sur l’inégalité urbaine, la domination raciale et la théorie sociale, Loïc Wacquant a récemment publié Les Prisons de la misère (Paris, Raison d’agir Éditions, 1999) et Corps et âme Carnet ethnographique d’un apprenti-boxeur (Marseille, Éditions Agone, 2000). Pour lui, l’État pénal doit être situé dans le cadre d’un système libéral-paternaliste qui vise à mettre sous tutelle les classes populaires.

Dans Les Prisons de la misère, j’avance la thèse selon laquelle il existe un lien étroit entre la montée du néolibéralisme et le renforcement des politiques sécuritaires, aux États-Unis d’abord, en Europe ensuite. Cette évolution peut être résumée par une formule lapidaire : « Effacement de l’État économique, abaissement de l’État social, renforcement et glorification de l’État pénal », qui a pour but d’indiquer qu’on ne peut pas comprendre les politiques policières et pénitentiaires dans les sociétés avancées aujourd’hui sans les replacer dans le cadre d’une transformation plus large de l’État, transformation elle-même liée aux mutations de l’emploi et au basculement du rapport de forces entre classes et groupes qui luttent pour son contrôle. Et, dans cette lutte, c’est le grand patronat et les fractions « modernisatrices » de la bourgeoisie et de la noblesse d’État qui, alliées sous la bannière du néo-libéralisme, ont pris le dessus et engagé une vaste campagne de sape de la puissance publique. Dérégulation sociale, montée du salariat précaire (sur fond de chômage de masse en Europe et de « misère laborieuse » en Amérique), et regain de l’État punitif vont de pair : la « main invisible » du marché du travail précarisé trouve son complément institutionnel dans le « poing de fer » de l’État qui se redéploie de sorte à juguler les désordres générés par la diffusion de l’insécurité sociale.

Régulation par la répression

À la régulation des classes populaires par ce que Pierre Bourdieu appelle « la main gauche » de l’État, symbolisée par l’éducation, la santé, l’assistance et logement social, se substitue - aux États-Unis - ou se surajoute - en Europe - la régulation par sa « main droite », police, justice, et prison, de plus en plus active et intrusive dans les zones inférieures de l’espace social. La réaffirmation obsessive du « droit à la sécurité », corrélative de la déréliction du « droit au travail » sous son ancienne forme (c’est-à-dire à plein temps, à plein droits, pour une durée indéterminée et un salaire viable), et l’intérêt et les moyens accrus accordés aux fonctions de maintien de l’ordre, viennent aussi à point nommé pour combler le déficit de légitimité dont souffrent les responsables politiques, du fait même qu’ils ont abjuré les missions économiques et sociales de l’État. Bref, le virage sécuritaire négocié par le gouvernement Jospin en France en 1997, ou par ceux du Britannique Tony Blair et de l’Italien Massimo D’Alema l’année précédente, n’a pas grand lien avec la prétendue « explosion de la délinquance des jeunes », dont la statistique officielle montre qu’elle n’est qu’un petit pétard, pas plus qu’avec les fameuses « violences urbaines » (terme qui est un non-sens statistique et sociologique) qui ont récemment envahi les médias. Elle a par contre beaucoup à voir avec la généralisation du salariat désocialisé et l’instauration d’un régime politique qui permettra de l’imposer. Régime que je qualifie de « libéral-paternaliste » car il est libéral en haut, à l’égard des entreprises et des catégories privilégiées, et paternaliste et punitif en bas, envers ceux qui se trouvent pris en tenaille par la restructuration de l’emploi et le recul des protections sociales ou leur reconversion en instrument de surveillance.

On ne peut pas dire, comme le suggérait Michel Foucault dans Surveiller et Punir, que la prison sert toujours le pouvoir économique, dans le sens où l’exploitation économique des prisonniers serait la cause ou la raison de l’augmentation spectaculaire de l’incarcération aux États-Unis et, à un degré moindre, en Europe de l’Ouest. On fait fausse route à vouloir trouver un lien direct entre incarcération et profit économique. Mais l’emprisonnement de masse sert à l’évidence une fonction économique indirecte : celle de discipliner les fractions les plus rétives du nouveau prolétariat des services en élevant le coût des stratégies d’attente ou de fuite dans l’économie informelle et illicite de la rue. Mais, surtout, il ne faut pas penser l’avènement du « libéral-paternalisme » sous le seul signe de l’exploitation et de la répression. Il faut le concevoir aussi, comme le suggérait Michel Foucault dans L’Histoire de la sexualité, sous la catégorie de production. La transition de l’État-providence à l’État-pénitence est éminemment productrice : productrice de nouvelles catégories, telles celles de « quartiers sensibles » renfermant des « populations à problèmes » prones à toutes les « violences urbaines », ou ce slogan imbécile de la tolérance zéro, que certains veulent appliquer partout où doivent être réaffirmées des hiérarchies discréditées. Productrice de nouveaux discours, tel celui que serine le gouvernement de la « gauche plurielle » en France sur la « sécurité » - entendue au sens étroit de sécurité physique des biens et des personnes, décisoirement coupée de son socle social et économique - qui, par un renversement paradoxal, présente la mise sous tutelle policière et pénale des quartiers populaires comme une avancée sociale dont leurs habitants seraient les bénéficiaires. Productrice enfin de nouvelles institutions et de nouveaux agents, comme les entreprises de conseil en sécurité et les adjoints de sécurité, ou encore de dispositifs juridiques (comparution immédiate, composition pénale) qui, sous prétexte d’efficience bureaucratique, instaurent une justice différentielle selon l’origine ethnique et de classe. Bref, la pénalisation de la précarité crée « de la réalité », et une réalité taillée sur mesure pour légitimer l’ascension de l’État-pénitence selon le principe de la prophétie auto-réalisante. Un exemple : en transformant le moindre incident d’indiscipline à l’école en acte délinquant systématiquement signalé au tribunal, on fabrique artificiellement une épidémie de violences scolaires qui, médias aidant, sert en retour à justifier le partenariat école-police qui l’a produite et l’assimilation rampante de la première à la seconde.

Émotion populaire

On s’émeut périodiquement, en France, des conditions de vie dans les prisons : surpeuplement, vétusté, misère, violence, viols... , comme récemment avec le livre du docteur Véronique Vasseur. On voudrait se convaincre qu’il vaut toujours mieux parler de la prison que de ne pas en parler, ne serait-ce que pour briser l’omerta qui protège l’institution, sauf qu’il est des manières d’en parler qui n’en sont pas. On peut se demander d’ores et déjà qu’est-ce qu’il restera sur la grève une fois passée cette tempête médiatique, sans parler du plus ahurissant : voir un quarteron de PDG et d’hommes politiques ayant fait de brefs séjours derrière les barreaux dans des conditions totalement atypiques érigés par les médias en Zola des pénitenciers ! Dans le brouhaha déclenché par le récit de « scènes de la vie ordinaire » à la Santé qui n’auront pas surpris ceux qui se sont frottés d’un peu près à la réalité de l’enfermement, je relève d’abord le fait que ni les journalistes ni les responsables politiques - qui, à vrai dire, ne débattent jamais qu’entre eux - n’ont jugé bon de lire les recherches récentes de sciences sociales sur le sujet, alors qu’il en existe d’excellentes. C’est à se demander pourquoi l’État paie des sociologues ! Je suis frappé ensuite par la tonalité moralisatrice du débat. On feint de découvrir, pour s’en scandaliser, que les prisons de France ne sont pas « dignes de la patrie des droits de l’homme » alors qu’en vertu même de la loi, l’institution pénitentiaire fonctionne en marge du droit, en l’absence de tout contrôle démocratique, dans l’arbitraire administratif et l’indifférence générale. Je pense à cette incarnation banale du despotisme bureaucratique qu’est le prétoire, le « tribunal interne » de la prison. La prison, supposée faire respecter la loi, est en fait, de par son organisation même, une institution hors la loi. Censée porter remède à l’insécurité et la précarité, elle ne fait que les concentrer et les intensifier, mais tant qu’elle les rend invisibles, on ne lui demande rien de plus.

Mais, surtout, ce débat a soigneusement éludé la question de fond, à savoir : à quoi donc peut servir la prison au XXIe siècle ? On s’apercevrait, si on la posait, que nul ne sait plus pourquoi au juste on enferme les gens. On invoque rituellement la philosophie thérapeutique et on continue de (se) faire croire que la prison a pour mission de « réformer » et de « réinsérer » ses pensionnaires, alors que tout la nie, de l’architecture à l’organisation du travail des surveillants en passant par l’indigence des ressources institutionnelles (travail, formation, scolarité, santé), le tarissement délibéré de la libération en conditionnelle et l’absence de mesures concrètes d’aide à la sortie. On est infichu d’ « insérer » les jeunes chômeurs et les RMIstes, alors, vous pensez, les repris de justice ! Aux États-Unis, les choses semblent au premier abord plus claires : on a carrément jeté aux orties l’idéal de la réhabilitation, puis on a adopté par défaut l’objectif de « neutralisation » des criminels violents. Mais alors comment justifier l’embastillement d’un million de petits délinquants qui ne posent de danger pour personne ? Et comme la dissuasion est un échec patent, on s’est finalement tourné vers la rétribution : Faire que le détenu sente le détenu, voilà le nouveau slogan de la pénitentiaire en Amérique. Humilier, enfermer pour faire mal, punir pour punir. Mais lorsque le public s’aperçoit du coût humain et financier de ce « théâtre de la souffrance » pénale, il n’est plus trop sûr d’en vouloir. On est en vérité empêtrés dans ce que le sociologue écossais David Garland appelle la crise du modernisme pénal, et l’on n’en sortira pas sans engager une réflexion de fond, politique au sens noble du terme, sans freins ni tabous, sur le sens de la peine et donc de l’emprisonnement. Le véritable défi, en l’occurrence, ce n’est pas d’améliorer les conditions de détention, même si c’est à l’évidence une nécessité urgente, mais de dépeupler rapidement les prisons en engageant une politique volontariste de décarcération par le développement des peines alternatives à la privation de liberté. Car si l’on ne sait plus trop pourquoi on enferme, on sait par contre très bien que le passage par la prison exerce des effets destructeurs et déstructurants sur ses pensionnaires comme sur leurs proches. En réactivant la conditionnelle et les sanctions en milieu ouvert, en limitant sévèrement le recours à la détention provisoire et en faisant jouer intelligemment les remises de peine et les amnisties, la France pourrait descendre en deux ans de 54 000 à 24 000 détenus sans que la sécurité des citoyens ne soit en rien compromise, pour peu que les gouvernants fasse preuve d’un soupçon de courage. À eux de nous surprendre...

Loïc WACQUANT, professeur de sociologie à l’université de Californie et chercheur au Collège de France

Ce texte est une version modifiée et abrégée d’un article paru sous le titre « La prison est une institution hors-la-loi » dans R de réel, n°3, avril 2000.