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5 Témoignages

Mise en ligne : 22 novembre 2004

Texte de l'article :

Témoignages

Résister

"Verdict implacable. Un ascenseur qui tombe dans un puits sans fond. Vertige, nausée, un ciel plombé comme un cercueil recouvre le paysage intérieur qui se brouille, le crâne métamorphosé en marécage gris parsemé d’arbres morts ; une conscience de suie épaisse comme un crassier, l’intelligence hagarde, son mécanisme distendu patine dans la boue des états d’âme, la raison saoule et malade incapable de maintenir en équilibre les forces et les masses qui s’entrechoquent jusqu’à désarticuler le langage, la volonté vaincue et avilie s’enfuit emportant comme un trésor la liberté intérieure perdue, la folie en embuscade prête à envahir le territoire intime pour y bâtir un empire de chimères. Depuis longtemps la suppression des besoins fondamentaux a ouvert des brèches qui étendent sans cesse les surfaces vulnérables, les régions sinistrées. Dans le cœur, des blessures immenses, irréparables, à jamais saignantes, le chagrin qui étouffe et le désespoir comme une marée qui monte au galop, l’odeur fétide de ses propres sentiments qui ne sont plus que des chiffons souillés et des émotions qui ont la couleur du pus que l’on draine.

Dégoût de la vie, des autres et de soi. Ne plus se sentir, ne plus se toucher, ne plus se voir, envie d’arracher sa peau, de se jeter contre les murs. Sur le lit, vite. Ne plus bouger, ne plus respirer, ne plus entendre, se recroqueviller pour revenir en arrière loin, loin vers la quiétude, vers la douceur, vers le bien-être. Couché et malheureux, alors seul ici je reste, la tête comme une ville détruite.

Je suis un sous-marin nucléaire. Je me suis conçu pour les INTER-MINABLES traversées en plongée profonde, pour résister aux pressions intensives, aux ouragans déchaînés et à l’infinie solitude."

Alain CAILLOL, Juillet 1983 In Actes

En avoir ou pas

La sexualité en prison, les gens en parlent. Mon mari et moi on se voit régulièrement chaque semaine, mais on se voit pour parler, c’est pas du tout ce qu’on appelle le parloir conjugal où on pourrait être dans une pièce seuls. Là on est dans une cabine d’avocat. On se parle et c’est tout. Au parloir famille c’est déjà plus discret. Ce sont des petits boxes individuels, il y a le personnel qui fait des rondes mais là c’est possible de ... J’ai entendu dire par mon mari qu’il y avait des détenus qui voyaient leur femme et que effectivement il arrivait que ... Moi, c’est tout vitré, il y a du monde partout, des avocats d’un côté, les éducateurs de l’autre, même pour parler parfois c’est gênant quand il y a quelqu’un dans la cabine juste à côté, alors vous voyez... Bon, c’est vrai que c’est une chose qui pourrait être importante. A Bapaume je ne sais pas du tout comment ça se passera...

Mais nous, ce qui nous manque c’est pas... On n’a pas besoin du rapport sexuel en lui-même, c’est pas ça mais on aurait besoin d’un peu d’intimité, besoin de pouvoir se donner un peu de tendresse tout simplement... La tendresse, c’est ce qui nous manque le plus ici. Il y en a qui le vivent bien et d’autres qui le vivent moins bien. Par exemple, l’autre jour, dans la cour, une fille disait : "Hou, moi, j’aurais besoin d’un homme." Et puis y en a une en rigolant &emdash ; elle est sortie ce matin -, elle me disait : "Mais toi ça fait combien de temps que t’es là ? Ca te manque pas de ...? J’ai dit : "Même si ça me manque, c’est comme ça."

Anne, témoignage recueilli par Christel TRINQUIER, dans "Femmes en prison", Le cherche midi éditeur, 1997.

Vivre en prison

" - Girard, votre paquetage, vous partez en détention au bâtiment A, cellule 65. Vous allez jusqu’au rond-point et là, un surveillant vous ouvrira la grille du bâtiment A.

Banal pour le maton, cet ordre jeté pour la millième fois. Pour moi, en revanche, c’est une découverte. Je découvre l’intérieur de la prison. J’arrive au rond-point, le centre nerveux de tout établissement pénitentiaire. L’endroit où tous les bâtiments convergent, où sont installés les systèmes électroniques de surveillance, où se trouve le parloir des avocats.

La maison d’arrêt de Nice est composée de quatre bâtiments principaux. Le A réservé, pour moitié, aux Arabes, le B aux Européens et aux caïds " logés " au rez-de-chaussée, le C où sont regroupés les services médicaux et l’infirmerie et le D occupé par les travailleurs, des détenus employés à de petites tâches : cuisiniers, " gameleurs " - ceux qui servent la gamelle dans les cellules - bibliothécaire, etc...

[...]

Le rituel de la promenade, je connais maintenant. J’ai vu à la Santé. J’entends, sans voir bien sûr, une espèce de cavalcade dans les coursives. Des bruits de clefs, notre cellule s’ouvre - l’ouverture de la porte d’une cellule a toujours quelque chose de magique : elle rompt l’angoissante monotonie, l’obsédante oppression de l’enfermement, et un jour elle annonce la liberté - et durant quelques secondes la cinquantaine de détenus du deuxième étage gauche du bâtiment A attend bien sagement l’ordre de se mettre en mouvement. Et pourtant un hurlement.

- Silence dans les rangs.

Comment une voix aussi mâle peut-elle provenir d’un corps aussi malingre ? Mais c’est bien le petit brigadier Lucci qui s’époumone, là-bas, dans le fond de la coursive.

Méditerranéen pur sucre, noir de peau et de cheveux, Lucci totalise vingt ans de pénitentiaire. Et il n’est que brigadier. Ca fâche, ces choses-là ! Lui, en tout cas, ça l’a aigri et tout son fiel, il le crache sur les détenus qu’on devrait rejeter à la mer s’ils sont étrangers - surtout s’il s’agit d’Arabes - ou envoyer aux travaux forcés dans quelques îles lointaines. Oui, mais alors que deviendrait le brigadier Lucci ? Je lui poserai innocemment la question quelques mois plus tard. Ce jour-là, il frôlera l’infarctus.

Dans la cour, il fait une chaleur étouffante. Cinquante mètres carrés pour cinquante personnes. La division est limpide. C’est dire qu’il faut vraiment vouloir se dégourdir les jambes pour essayer de marcher sans se heurter aux autres " promeneurs ". Je descendrai pourtant toujours en promenade, même lorsque celle-ci sera facultative. De là, au moins, je vois le ciel."

Voyage à l’intérieur desprisons, Patrick GIRARD, Librairie Séguier.