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"Usure professionnelle et stratégies d’adaptation des surveillants" de Malvina Roussin

5 Interprétation

Mise en ligne : 23 décembre 2004

Texte de l'article :

5. Interprétation

 5.1. Usure professionnelle et adoption différenciée des modes d’adaptation
 
 Les résultats de l’analyse statistique montrent que les personnes en burnout adopteraient plus de stratégies centrées sur l’émotion tandis que les personnes en accomplissement personnel s’orienteraient préférentiellement vers la résolution de problème et la recherche de soutien social. Les personnes les plus enclines à éprouver de l’usure professionnelle seraient les plus jeunes surveillants, plus diplômés, entrés plus jeunes dans l’administration pénitentiaires et plus récemment. La conformité de ces résultats avec la littérature portant sur l’usure professionnelle nous permet d’approfondir le sens des stratégies abordées par les questionnaires à travers le discours des surveillants.

Les personnes en burnout évoquent plus de stratégies centrées sur la maîtrise des émotions ou la réduction de la tension associée à la situation stressante notamment les stratégies de nature préventive comme le fait de savoir maintenir une distance, d’adopter une personnalité différente au travail. Les stratégies centrées sur l’émotion visent l’élaboration d’un système d’attitudes et de croyances permettant d’établir une distance, un rapport étanche entre l’intérieur (soi) et l’extérieur (population pénale, opinion publique).
 Le but des stratégies centrées sur la résolution de problème n’est guère différent et s’exprime essentiellement à propos de la gestion de la population pénale et de la charge de travail. Ces stratégies sont plus évoquées par les personnes en accomplissement personnel. Elles sont plus désirables socialement et assureraient au surveillant la reconnaissance de ses collègues et de sa hiérarchie. Le renforcement du système de défense n’est plus recherché dans une cohérence interne mais dans une cohérence avec l’entourage. Neveu (2002) souligne aussi l’importance des relations entre collègues dans l’accomplissement de soi.
De la même façon, la recherche de soutien social s’exprimant dans les situations où elle est prescrite, correspondrait à une réglementation tacite des réactions par le collectif. A l’inverse, les stratégies de recherche de soutien social évoquées par les personnes en burnout (recours excessif à la hiérarchie) les exposent à la désapprobation du collectif.
 On peut donc penser que la valeur adaptative des stratégies développées par les surveillants renvoie non seulement à la gestion des situations mais également au consensus social relatif à leur adoption

5.2. Construction sociale des modes d’adaptation
 
 L’étude du discours collectif nous montre que l’adoption de modes d’adaptation s’inscrit dans une logique plus générale de perception du métier de surveillant et de l’environnement professionnel. Comme nous l’avons déjà évoqué, la perception de ces dimensions est sous tendue par la construction d’un système de croyances, de représentations et de pratiques qui soit de nature à assurer l’étanchéité du rapport intérieur extérieur.
 Ainsi la mission de surveillant est essentiellement orientée vers la garde, la sécurité et la surveillance. Ce rôle assigne surveillants et détenus de part et d’autres d’une barrière tandis que la mission de réinsertion suppose une implication relationnelle qui pourrait repousser ou remettre en cause la séparation qu’entretient par ailleurs, la mission de sécurité.
 Le rôle de surveillant correspond à la conception de la prison développée. La prison est en effet perçue comme devant être dissuasive. On retrouve l’idée de Foucault (1975) selon laquelle « trouver pour un crime le châtiment qui convient c’est trouver le désavantage dont l’idée soit telle qu’elle rende définitivement sans attrait l’idée du méfait. Pour pouvoir être dissuasive, la prison devrait être plus punitive. Cette critique était déjà présente au début du XIXè siècle. « Cette critique souvent faite au système pénitentiaire (la prison n’est pas suffisamment punitive : les détenus ont moins froid, moins faim, sont moins privés au total que beaucoup de pauvres ou même d’ouvriers) indique le postulat qui n’a jamais franchement été levé : il est juste qu’un condamné souffre physiquement plus que les autres hommes ».
 La conception de la prison et du rôle de surveillant sont légitimés par la représentation de la population pénale dont l’enjeu consiste à légitimer les pratiques professionnelles. « L’élaboration d’une théorie de la nature humaine, implicitement contenue dans l’optique de l’institution, permet de rationaliser l’activité, offre un moyen subtil de maintenir une certaine distance vis-à-vis du reclus, donne de ces derniers une image stéréotypée et justifie le traitement qui leur est dispensé » (Goffman, 1968). C’est ainsi que l’on voit apparaître, par exemple, une typologie de la population pénale sur la base d’une évaluation de leur dangerosité pénitentiaire. Elle est relative à l’imprévisibilité perçue, au sentiment de maîtrise. Ainsi l’inefficacité des modes opératoires habituels génère un sentiment d’impuissance et les détenus les plus difficilement tolérés (jeunes, toxicomanes, personnes présentant des troubles psychiques) sont ceux vis-à-vis des quels on se sent le plus démuni (Lhuilier et Aymard, 1990)
 Une autre façon d’identifier les mécanismes de construction et de conservation de ce système de défense consiste à analyser les éléments perçus comme susceptibles d’en remettre en cause la cohérence. Par exemple, la question de la vie extra professionnelle renvoie précisément à la nécessité et à la difficulté d’assurer l’étanchéité du rapport intérieur extérieur. En effet la coupure dont il est question, l’identité différente que l’on adopte ou le fait de s’interdire de parler de son travail à l’extérieur sont autant de tentatives de reléguer et de cantonner les pensées et affects relatifs au travail, à l’intérieur des murs. Malgré tout, les surveillants évoquent des changements survenus depuis qu’ils sont surveillants. Témoignant qu’il existe une incidence de la sphère professionnelle vers les sphère personnelle ces changements peuvent être aussi bien positifs (affirmation de soi...) que négatifs (retrait social...)
 Le contexte de changement par exemple apparaît comme susceptible de remettre en cause le système de défense. En outre, il implique des modifications de pratiques professionnelles mais représente également un danger pour la cohésion du corps professionnel. Nous pouvons évoquer un exemple régulièrement cité, celui de l’entrée du droit en détention via la présence des avocats en commission de discipline. Les surveillants saluent cette réforme comme signant la fin des abus de pouvoir en détention mais ils regrettent également un recul dans la possibilité d’exercice de leur pouvoir discrétionnaire. Ils déclarent ne plus avoir de moyen de pression sur la population pénale, considérant l’usage discrétionnaire des passes droits comme un outil de travail.

« Par exemple, tu vois l’entrée de l’avocat dans un prétoire, il y a du pour et du contre, dans certaines prisons avant il y avait des abus.[...] Tu vois voilà, c’est devenu un peu comme dehors, il est jugé en bonne et due forme, alors je dis pas que c’est pas bien, parce qu’il y avait des abus d’un autre côté., le problème c’est que voilà on les tient plus, on n’a plus d’armes pour les tenir »

Dans ce cas les surveillants se trouvent dessaisis d’un ‘outil de travail’ et doivent développer de nouvelles pratiques. Les récentes évolutions représentent également une remise en cause de l’unité du corps professionnel. En effet, lorsque les conditions de détention sont plus souples, les conflits avec la population pénale sont moindres et les occasions pour les surveillants d’éprouver leur cohésion sont rares.
 L’image sociale des surveillants se présente également comme source de remise en cause du système de défense développé par les surveillants. Se voyant déléguer la mission de mettre en œuvre les décisions de justice, ils ont le sentiment d’être utiles socialement. Mais on se débarrasse aussi sur eux de la culpabilité et ils se retrouvent en but à un ressentiment social qui les expose au risque de se sentir fautif et qui les amène à se replier sur eux même et à ne pas parler de leur métier (Lhuilier et Aymard, 1990). De plus, ils sont particulièrement attentifs au mythe de la "prison bagne" sous tendu par l’idée d’une culture surveillante anti détenus, anti réinsertion, disciplinaire et sécuritaire. Pour Chauvenet et al (1994), ce mythe est non seulement erroné mais il fonde les représentations de la population des surveillants y compris celles qu’ils ont d’eux même. Ce mythe est également une entrave à la reconnaissance d’une culture positive commune et concourt à l’isolement des surveillants au sein de l’organisation.
Enfin, l’attitude de la hiérarchie a déjà été évoquée. L’encadrement est perçu comme n’apportant pas le soutien et les encouragements qui permettraient de compenser les difficultés inhérentes au métier de surveillant. On accorde d’autant plus d’importance aux court-circuitages, contournements et décisions allant à l’encontre des surveillants que cela ne soutient pas « l’édifice » de croyances, de pratiques et de représentations qui permet de faire face aux situations professionnelles.

 « Alors si vous arrivez dans un travail ingrat et en plus vous êtes pas soutenus par la hiérarchie, si vous voyez dans les conditions qu’on travaille et tout, il y a de quoi après être dégoûté »

 Pour réagir à ces éléments on observe des phénomènes collectifs qui visent le maintien du système de défense. Mais les difficultés à créer un collectif de travail sont particulièrement importantes dans les grandes Maisons d’Arrêt telles que la Maison d’Arrêt pour Hommes du CPM. On a par exemple identifié dans le discours des surveillants, des éléments allant à l’encontre de la solidarité tels que la taille de l’établissement, le turn over, l’anonymat de l’établissement se répercutant jusque dans les équipes. Les différences de pratiques professionnelles sont également un frein au rapprochement des surveillants. Pourtant, dans un collectif de travail, les différences sont repérées, acceptées et reconnues comme complémentaires. C’est alors l’absence de collectif qui prime sur l’absence d’harmonisation des pratiques.

 

5.3. Logiques d’adaptation

 Les différentes façons de parler du métier de surveillant correspondent aux différentes façons de l’expérimenter et l’adoption différenciée des modes d’adaptation correspond à des logiques différentes.

 ? Logique de l’ordre négocié

 On a vu que les personnes correspondant au profil moyen sur le MBI se distinguent peu du discours commun aux trois groupes. Néanmoins, nous notons une attention particulière à assurer le maintien des places institutionnellement assignées et ce par le dialogue et la négociation. C’est donc une logique centrée sur la gestion de la population pénale et le respect de ce que Chauvenet et al. (1992) appelle le « code de coexistence pacifique ». On retrouve chez eux la conscience qu’ils sont représentants de l’Administration Pénitentiaire et que les griefs des détenus envers l’administration s’expriment contre eux. La mise à distance de la population pénale se caractérise donc par une identification à l’administration et au corps professionnel.
 Le fait que ce groupe soit celui qui évoque le plus son métier à l’extérieur traduit deux choses. D’une part ils parviennent à se détacher de l’interdit tacite de parler de leur métier à l’extérieur quand ils en éprouvent le besoin. D’autre part ils ne fuient pas les discussion sur leur travail.
Ce sont des personnes qui ne ressentent pas de fort besoin de se protéger pour peu que les positions institutionnelles dévolues à chacun soient respectées.

 ? Logique de l’identité professionnelle.

Les personnes en burnout sont les personnes qui évoquent le plus les difficultés inhérentes à le gestion de la population pénale telles que les rapports avec certains groupes de détenus, le risque d’agression à l’extérieur. Certains ont une image négative voire péjorative de la population pénale. Cette attitude « contre transférentielle » témoignerait d’une souffrance.
La hiérarchie est perçue comme absente, manquant de considération. Pour Lhuilier et Aymard (1990), l’atteinte de la personne dans sa totalité a plus particulièrement lieu lorsque s’ajoutent des relations conflictuelles avec la hiérarchie.
Leur tentative d’assurer la coupure entre intérieur extérieur apparaît dans l’analyse lexicale et thématique, ce qui traduit les efforts psychiques qu’ils y consacrent. Pour Lhuilier et Aymard (1990) ceux qui expriment le plus de souffrance au travail sont ceux qui ne parviennent plus à réaliser cette coupure. Ce groupe est sensible à des éléments extérieurs qui peuvent remettre en cause leur système de défense comme le contexte de changement, l’image extérieure ou des éléments internes comme la situation de double contrainte. Cette dernière représente l’enjeu de pouvoir investir l’espace entre le travail réel et le travail prescrit.
Ils sont également plus nombreux à souligner l’incompatibilité de la mission de réinsertion qui augmente pour eux le risque que le reclus prenne forme humaine via l’implication relationnelle. Goffman (1968) évoque le danger de la compassion : « Quelle que soit la distance que le personnel essaie de mettre entre lui et ses « matériaux » ceux-ci peuvent faire naître des sentiments de camaraderie, voire d’amitié. Il existe un danger permanent que le reclus prenne une apparence humaine. Le personnel compatissant souffrira lorsqu’il faudra le soumettre à un traitement rigoureux. ». Pour les personnes en Burnout. le phénomène de dépersonnalisation traduit déjà une défense contre l’implication relationnelle.
Ces éléments nous conduisent à considérer que les personnes en burnout éprouvent une plus grande difficulté à assurer l’étanchéité de leur système de défense par défaut d’élaboration collective. Leur difficulté à se constituer en collectif de travail génère un sentiment d’insécurité qui les pousse à rechercher d’autant plus d’homogénéité. L’amertume face à une solidarité qui ne s’exprime que de façon conditionnelle, témoigne que le collectif n’est pas intériorisé. Ils ne se ressentent pas comme appartenant au collectif. Ils font donc preuve d’un plus grand repli sur eux, certains refusent même d’établir des relations interpersonnelles avec les surveillants. Ils recourent à des formes d’évitement et recherchent notamment à se retirer de la détention.
La logique des personnes en burnout est donc centrée sur la question de l’identité professionnelle ou plutôt de son absence, par défaut d’un sentiment d’appartenance collective leur système de défense n’est pas soutenu, encouragé socialement. Ceci rend plus imminent le danger de voir la limite intérieur extérieur perdre de son étanchéité.
 

 ? Logique de la gestion de la charge de travail

Les thèmes qui caractérisent les personnes en accomplissement personnel renvoient à une expérience du métier centrée sur ce que l’on pourrait qualifier d’environnement « concret » de travail. Ils décrivent leur métier, les tâches qui leur incombent, la façon dont elles s’organisent, les incidences que cela peut avoir sur la vie extra professionnelle, la nécessité de faire une coupure. Leurs modes d’adaptation sont orientés vers la gestion de la charge physique et psychique de travail ; l’absence de la hiérarchie est l’occasion d’investir à leur façon l’espace entre travail prescrit et travail réel et les détenus ne font finalement que leur "métier" en cherchant à se soustraire aux contraintes de l’institution.
Le fait que leur expérience du métier de surveillant se situe à un niveau concret traduit l’existence d’une barrière psychique entre le vécu du travail et des dimensions intra psychiques telles que l’identité, il y a moins d’associations vers d’éventuelles atteintes de la sphère personnelle. On peut également considérer l’absence d’attention particulière à maintenir une limite étanche entre intérieur et extérieur comme le témoin d’une moindre saillance de ce danger.
De plus, les personnes en accomplissement personnel sont les plus nombreuses à évoquer les sources d’intérêt internes à leur travail. L’intérêt relationnel évoqué par certains traduit chez ceux qui ont évoqué ce thème, l’absence de réticence à s’impliquer relationnellement (toutes proportions gardées). Mais l’intérêt se tourne aussi vers le travail d’équipe, ils soulignent un « bon esprit d’équipe ». Cette dernière dimension nous renvoie à la question du collectif de travail, chez les personnes en accomplissement personnel il semble intériorisé. On peut également penser que le fait d’adopter des stratégies d’adaptation plus désirables socialement favorise l’obtention du soutien et de l’encouragement du collectif. Parmi les sources de satisfaction on retrouve également la reconnaissance de la hiérarchie. De plus, Lhuilier et Aymard (1990) citent le sentiment d’efficacité et d’appartenance à la fonction publique. En effet, le sentiment d’appartenance à une communauté aiderait à soutenir la confrontation aux contraintes de travail.