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(2008-01) COMMUNIQUE DE L’ASSOCIATION FRANCAISE DE CRIMINOLOGIE sur le projet de loi "rétention de sûreté et irresponsabilité pénale"

Mise en ligne : 9 janvier 2008

Dernière modification : 15 août 2010

Texte de l'article :

Le projet de loi actuellement examiné par l’assemblée nationale vise d’une part à instituer des “centres de rétention socio medico judiciaires de sûreté” pour les personnes considérées à l’issue de la peine comme restant particulièrement dangereuses, d’autre part à modifier la procédure de jugement des auteurs d’infractions déclarés pénalement irresponsables. Cette dernière partie du texte est surtout contestable techniquement dans la mesure où elle institue une sorte de degré supplémentaire de juridiction qui rend la procédure proposée particulièrement confuse. Mais, même si des leçons restent toujours à tirer de l’audience de Pau ayant abouti finalement à un non-lieu, elle ne pose pas de graves problèmes de principes, contrairement à la partie consacrée à la procédure de placement en “centres de sûreté”.
 Les deux volets ont plusieurs points communs, soulignés dans l’exposé des motifs du projet de loi : ils faisaient partie du programme sur lequel le Président de la République a été élu en juin dernier, et visent explicitement à apporter une réponse à deux faits divers récents et aux attentes des associations de victimes.
 La création de centres de sûreté vise par ailleurs à apporter une réponse à une question devenue centrale dans les lois pénales votées depuis quelques années : celle de la dangerosité d’un certain nombre de personnes, y compris à l’issue de la peine de prison qu’elles viennent de purger.
 C’est ce volet du texte qui constitue une rupture avec les équilibres sur lesquels reposait notre dispositif pénal et psychiatrique jusqu’à présent. Pour justifier cette rupture, est invoquée la dangerosité particulière, “criminologique”, de certains sujets vis à vis desquels ni la prison ni l’hôpital psychiatrique ne suffiraient à apporter de réponse satisfaisante et propose un dispositif mixte sous co-tutelle de la Justice et de la Santé qui a amené un député en commission des lois à le qualifier d’“objet pénal difficilement identifiable”. Au delà des critiques susceptibles d’être faites au projet de loi, les données à partir desquelles le débat est posé révèle les carences concernant la méthode d’élaboration de la loi pénale.

1 la dangerosité
 
 De plus en plus le Parlement, répondant au besoin de sécurité croissant des citoyens, vote des lois pénales qui ne se contentent plus de définir les comportements prohibés et les peines encourues, mais aménagent des dispositifs de surveillance visant à anticiper les troubles et comportements des personnes portant atteinte à l’ordre public. Il s’agit là d’un constat objectif sur une évolution de nos sociétés, dont il ne s’agit ici ni de s’en féliciter ni de le déplorer. Seulement de tenter, dans la mesure où le projet de loi en question s’inscrit délibérément dans ce mouvement de fond, et introduit des ruptures graves avec nos principes de droit, d’en mesurer plus précisément la portée.
 Nier la dangerosité d’un certain nombre de personnes serait absurde et relèverait du déni de la réalité. Y faire face est donc un devoir. Mais pas à n’importe quel prix. C’est tout le débat, l’un des plus consubstantiels à “une politique de civilisation” puisqu’il contraint à trouver l’équilibre entre les impératifs de la sécurité publique et le respect des libertés individuelles.
 Comme le rappelle le rapporteur du texte à l’Assemble nationale, le problème posé par les individus considérés comme dangereux a fait l’objet de multiples rapports et missions parlementaires depuis 2005. Des dispositifs ont déjà été institués, tant en milieu fermé spécialisé (Unités Hospitalières Spécialement Aménagées de longs séjours pour les détenus dangereux atteints de troubles mentaux) qu’en milieu libre (fichiers spécialisés, injonctions de soins, surveillance judiciaire, bracelet électronique)qui impliquent tous qu’un diagnostic soit posé par un expert justifiant de la nécessité de soins de nature à réduire la dangerosité.
 Pour l’essentiel, le dispositif aujourd’hui proposé concerne les sujets considérés par les psychiatres comme “dangereux” mais ne présentant pas de trouble mental et ne justifiant donc pas de soins. Leur dangerosité est alors considérée, selon un partage classiquement développé dans les expertises psychiatriques soumises aux juridictions pénales, non pas comme “psychiatrique”, mais “criminologique”. La première étant, selon le rapport de la Haute Autorité de Santé des 25 et 26 janvier 2007 sur l’expertise psychiatrique pénale, “la manifestation symptomatique liée à l’expression directe de la maladie mentale” et la seconde “prenant en compte l’ensemble des facteurs environnementaux et situationnels susceptibles de favoriser l’émergence du passage à l’acte”. Sur les moyens d’expertiser cette dangerosité criminologique, tout reste à faire, à une période où les "criminologues" auto-proclamés sont légion.
 La première question technique est donc celle de savoir comment, à partir de cette définition, pourra être évaluée, repérée, la dite dangerosité “criminologique”. Cette question a bien été perçue comme fondamentale par Mme la Garde des sceaux qui a souligné devant la commission des lois que la difficulté à définir cette dangerosité serait de nature, si le texte concernait un nombre plus important de personnes, à faire encourir au texte le risque d’inconstitutionnalité.
 En l’état des données soumises au Parlement, telles qu’elles figurent dans le compte-rendu des travaux de la commission des lois de l’AN, le ministère de la Justice indique que le nombre de personnes détenues actuellement dans les prisons françaises et correspondant aux critères définis par le projet de loi tant en ce qui concerne les infractions commises et la peine prononcée, que le dit “profil criminologique”, serait de “20 personnes par an”. Comment un tel chiffre a-t-il été obtenu ? Quels sont les critères qui ont été retenus et par qui ont-ils été définis ? Selon quelle méthode le recensement a-t-il été effectué ? Nous ne le savons pas. Et depuis, d’autres chiffres ont été évoqués. Cette dangerosité “criminologique” parait donc définie de manière purement empirique : les différents rapports parlementaires évoqués devant la commission des lois font bien état de “dispositifs” ou de “structures” censés répondre dans différents pays au même problème. Mais les données qui y sont répertoriées ne permettent pas toujours de procéder à de véritables comparaisons : sur des sujets de cet ordre, il ne suffit pas de juxtaposer des textes législatifs ou des structures isolées de l’ensemble du dispositif de contrôle social des pays concernés. Selon les pays, la répartition des compétences entre des institutions même apparemment proches, les missions, les méthodes, les cultures et les éthiques des professionnels concernés peuvent être très différentes.
 Par ailleurs ces rapports insistent tous sur les carences en France des outils de repérage de la dite dangerosité et évoquent les structures collégiales d’experts de différentes corporations existant depuis plusieurs années. On se souvient également des analyses très alarmantes du “Groupe de suivi sur la récidive”, institué par le précédent Garde des Sceaux et pérennisé par Mme Dati, sur l’absence d’évaluation des lois ayant institué, précisément pour ce type de public, le suivi socio-judiciaire il y a bientôt 10 ans. Quels sont les effets produits par ces nouvelles peines ? Sont-elles même mises en oeuvre partout quand on connaît les carences en effectifs dans la psychiatrie publique, soulignés par le rapporteur lui-même devant la commission des lois.
 L’Association Française de Criminologie avait, avec d’autres, lancé un appel (publié en Une du Monde en février 2006) pour alerter l’opinion sur les carences dans le domaine de la recherche et de l’évaluation des lois pénales. Rien n’est annoncé parallèlement à ce texte dans ce domaine.
 En France la tendance est forte depuis plusieurs années de mêler le soin et la sanction : la délinquance sexuelle a été le support à cette évolution avec la loi du 17 juin 1998, qui a créé la peine de suivi socio-judiciaire, avec facultativement au départ, une injonction de soins. De manière pernicieuse s’est installée l’idée que pour prévenir la récidive des délinquants sexuels, outre la "peine sanction", un traitement médical était nécessaire. De fait il en va de cette délinquance-là comme des autres : en dehors de quelques pédophiles pervers justifiant de soins, les facteurs sociaux et éducatifs sont largement aussi importants pour appréhender et trouver la réponse adaptée à la plupart des infractions de cette nature.
 Ces préoccupations ne sont pas seulement d’ordre méthodologique. Elles visent à garantir la qualité des lois et leur “applicabilité”. Elle sont d’autant plus importantes en l’espèce que par un procédé devenu de plus en plus en plus fréquent les textes récents mêlant répression “classique” et soins psychiatriques imposés sont au départ prévus pour des infractions strictement limités et en principe liées à leur objet, puis étendues ensuite à un champ plus large d’infractions et de personnes. Sait-on par exemple que l’obligation de soins prévue en 1998 pour les délinquants sexuels peut maintenant être imposée à celui qui met le feu à une poubelle dans la rue ? Prévu au départ pour les crimes dont les mineur(e)s de 15 ans seraient victimes, il est déjà proposé par son rapporteur de supprimer cette distinction, au motif - difficilement contestable en lui-même - que les personnes âgées justifient d’une protection préventive tout aussi légitime que les enfants.

2 le flou du texte

 L’hôpital psychiatrique et la prison (en dehors les locaux de garde à vue et de rétention administrative pour les étrangers en situation supposée irrégulière) sont les seules structures habilitées en l’état à héberger des personnes contre leur gré. A la suite d’un arrêté du Préfet sur la base d’une expertise psychiatrique pour le premier, de la décision d’un juge pour la seconde.
 Le dispositif de sûreté qui est proposé est radicalement différent des précédents :
 -du fait de la situation des personnes visées, puisqu’au regard de la justice pénale, elles n’ont pas de statut : à leur sortie de prison, elles seront libres et sans obligations, celles-ci ayant été remplies.
 -du fait de l’autorité (“ni juridictionnelles ni administratives stricto sensu” selon la Ministre de la Justice) qui prononce la mesure : il s’agit de juges, statuant sur la base d’expertises et d’enqûetes, pour dire si la personne est ou non dans un état dangereux, actuel ou prévisible, alors qu’aucun fait ne leur est reproché.
 - du fait de la nature de la décision prononcée, qui n’est pas une peine mais une mesure de sûreté, pouvant être illimitée dans le temps.
 -du fait de la nature de la structure créé : ni pénitentiaire, faute de peine ; ni hospitalière, faute de diagnostic posé sur une maladie mentale. Mais selon son intitulé et les précisions apportées devant la commission des lois par la Garde des Sceaux : “sous double tutelle du ministère de la Santé et du ministère de la Justice”, étant précisé que suite à la question qui lui était posé à ce sujet, la Ministre n’a écarté la compétence du ministre des affaires sociales que pour des raisons liées à la complexité qui en résulterait.
 - du fait de la vocation des prises en charge à y assurer : à l’évidence, protéger l’ordre public en privant la personne de la liberté d’aller et venir, mais aussi faire en sorte que la personne devienne inoffensive en recourant aussi bien, toujours selon les débats devant la commission des lois, à “des entretiens thérapeutiques individuels ou de groupe et le cas échéant à un traitement anti-androgène”. Il s’agit bien là de“soins”, d’autant qu’ils seraient dispensés par des médecins. Cela signifie-t-il que la “dangerosité” se soigne ? Et si oui pourquoi ne l’a-t-elle pas été avant la sortie de prison de la personne “retenue”.
 
 La loi du 17 juin 1998 - qui est le fruit d’un travail de plusieurs années entre les deux ministères concernés - a permis de dépasser l’idée selon laquelle des soins n’avaient aucune chance de produire des résultats positifs sans la “demande”du sujet. Il semble maintenant acquit qu’une obligation de soins préconisée par un expert et prononcée à la suite d’un débat judiciaire de qualité peut induire une prise de conscience chez le sujet de l’intérêt à s’investir “librement”, y compris en détention, dans une démarche de soins. Quand des spécialistes y sont disponibles. Mais sur des soins "forcés" ? Quelle est la réalité des prises en charge assurées dans les prisons pour les condamnés correspondant actuellement au profil “criminologique” justifiant de ces centres de sûreté ? Qu’en est-il de l’articulation entre les différents professionnels, médecins généralistes, psychiatres, psychologues travailleurs sociaux et autres fonctionnaires pénitentiaires depuis la “bavure” de l’affaire Evrard ?
 L’AFC est née en 1960 du souci de confronter les expériences, les analyses, les déontologies des praticiens du droit et de la médecine avec les travaux des universitaires et des chercheurs, en particulier pour éviter les corporatismes qui peuvent conduire les juristes à privilégier les principes du droit en négligeant certaines réalités, et certains psychiatres à négliger l’environnement de certains patients alors même que les dispositifs institutionnels auxquels ils sont momentanément confrontés peuvent être susceptibles de les faire évoluer.
 En l’état nous considérons que le dispositif institué par le projet de loi remet gravement en cause les équilibres fragiles qui président à nos institutions pénales et sanitaires , ce qui conduit l’AFC à formuler les plus expresses réserves sur le texte actuellement soumis à l’examen du Parlement.

 Le 9 décembre 2008
 
 Alain Blanc
 Président de l’Association Française de Criminologie
 
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