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KAMO Société Caraïbéenne de Psychiatrie et de Psychologie Légales

2007 N°5 KAMO : L’hypocrisie des soins en prison

Mise en ligne : 12 juin 2007

Dernière modification : 6 avril 2008

Texte de l'article :

L’HYPOCRISIE DES SOINS EN PRISON
Un exemple d’hétérodoxie des soins en prison : Le recours aux tranquillisants et aux somnifères

Monsieur le Président,

Dans le débat public, la question des soins en prison, de leur insuffisance est souvent soulevée, notamment de la part des associations de victimes. La demande insistante de soins imposés en milieu carcéral est la marque d’une profonde angoisse et d’une double méconnaissance : l’illusion de l’efficacité du soin psychiatrique et la non prise en compte du contexte carcéral.

Il peut être flatteur pour les psychiatres et les psychologues de se voir gratifier d’un tel pouvoir thérapeutique. Certains s’en prévalent largement, notamment dans les médias. L’opinion publique et les politiques, désorientés par certains comportements effroyables et dangereux, voient dans le pouvoir « psy » le dernier recours pour reformater des esprits déviants. Agir de la sorte permet de se donner l’illusion de garder encore une maîtrise sur une situation sur laquelle on craint de perdre prise. Malheureusement, les psychiatres et les psychologues ne sont pas tout-puissants. Ce constat désenchanté mais réaliste ne veut pas dire qu’il n’y a rien à faire mais qu’il convient d’agir hors fantasme de toute puissance. Voilà pour la première illusion.

En ce qui concerne la seconde, il faut évoquer le contexte carcéral. Pour parler sans ambages, comme vous aimez le faire, Monsieur le Président, il faut comparer l’univers carcéral à une salle d’opération qui serait septique. Un chirurgien qui opérerait dans une salle d’opération non stérile avec des instruments souillés irait inévitablement à l’échec. Et bien, il faut imaginer une prison comme l’équivalent d’une salle d’opération septique. L’univers carcéral regroupe des personnalités complexes qui ont transgressé des lois, de manière parfois très grave, qui vivent dans une promiscuité effroyable tout en baignant dans une oisiveté par trop répréhensible. Nous sommes ici loin d’une France travailleuse que vous appelez de vos v ??ux. En prison, il ne s’agit pas de porter un jugement sur la réduction du temps de travail des détenus mais il faut plutôt rechercher la RTO (réduction du temps d’oisiveté) et le tout avec dignité. On ne peut espérer que des détenus puissent s’insérer ou se réinsérer dans la vie active après leur incarcération sans avoir pu travailler dignement, avec une rémunération adéquate, pendant leur temps d’emprisonnement (cf. par exemple, le rapport d’information Loridant, Sénat, 2002). Ces ressources financières sont utiles, non seulement pour la personne détenue, mais aussi pour sa famille, fréquemment en grande difficulté matérielle du fait de l’incarcération de leur proche, ou pour indemniser les victimes.

Après cette digression sur le contexte carcéral, je veux revenir sur les soins, pour illustrer la réalité de la prison et exposer les limites de notre action. Pour ceux qui imaginent la généralisation de psychothérapies de haute volée en prison, il convient d’exposer la particularité d’une intervention basique en milieu carcéral, notamment l’usage des tranquillisants et des somnifères, d’autant plus que les problèmes liés au sommeil semblent intéresser actuellement les pouvoirs publics.

La consommation de psychotropes a toujours été importante en prison. Les tranquillisants sont demandés par les personnes détenues pour « faire leur peine », pour somnoler afin de ne pas voir le temps stagner. Les somnifères sont fréquemment voulus pour obtenir un sommeil régulièrement entravé par le bruit, la promiscuité, les tensions anxieuses avec les codétenus, la chaleur ou le froid, le manque d’aération, et tout ce que la vie carcérale comporte de facteurs négatifs pour l’hygiène de vie et empêchant l’endormissement. Telles sont les argumentations récurrentes, apparentes, manifestes de traitement médicamenteux, bien souvent par des patients qui n’ont jamais pris de psychotropes à l’extérieur. Mais derrière ces demandes manifestes, d’autres motivations existent. Personne n’ignore qu’une prison est un microcosme où peuvent survenir toutes sortes de trafics. Notamment celui des médicaments.

Certaines personnes incarcérées reproduisent les comportements des dealers et des trafiquants du milieu libre, mais d’autres détenus, souvent très défavorisés, ceux que l’on appelle les indigents, n’ont pas de ressources. Ni revenus par le travail en prison, ni aide de l’extérieur par la famille, ils n’ont aucun moyen financier pour cantiner (commander des produits à l’extérieur de la prison). L’isolement et le profond sentiment d’être démuni de tout, matériellement et affectivement, engendrent ou majorent un sentiment d’infériorité et un état anxieux. Obtenir des médicaments pour se faire un petit pécule est l’unique source de revenus. Cette débrouillardise et cette réussite permettent une revalorisation narcissique et un abaissement de l’état anxieux. Dans ce cas, les tranquillisants induisent un effet anxiolytique non pharmacologique pour le « revendeur » et l’effet pharmacologique sera obtenu par celui qui l’achète et qui aura pu s’en procurer en toute discrétion sans avoir dû en faire une demande trop visible au service des « fous » avec le risque d’être désigné comme tel. Bien entendu, lorsque les prescripteurs savent pertinemment que la demande est à usage de revente, la prescription ne sera pas faite, mais en premier abord nous n’avons aucune raison de nous mettre dans une situation de défiance vis-à-vis de nos patients, d’autant plus que nous avons une lucide connaissance des conditions d’incarcération.

Cet usage des psychotropes s’éloigne des recommandations de bonne pratique médicale mais elle illustre les complexités de l’intervention thérapeutique en prison. Il convient de ne pas se leurrer sur la portée des interventions thérapeutiques ou plus exactement il y a un décalage entre ce qu’attend la société des soins aux détenus et ce que nous faisons réellement. Nous ne parlons pas le même langage et il est difficile de se faire comprendre sans de fastidieuses explications.

Monsieur le Président, il serait possible d’écrire de longues pages sur les soins en prison. Les professionnels publient, écrivent, communiquent régulièrement sur ce sujet extrêmement complexe qui ne peut se satisfaire de préconisations simples. Les équipes psychiatriques intervenant en prison éprouvent souvent des difficultés à mettre en place des activités thérapeutiques et principalement à cause des contraintes souvent légitimes de la vie carcérale (exigence de sécurité par exemple). Avant d’envisager d’autres structures, d’imposer des thérapies pour limiter la récidive, il faut avoir bien conscience de la réalité carcérale et de l’état des connaissances sur le psychisme humain. Ne pas en tenir compte, préconiser des mesures qui s’avéreront inefficaces et coûteuses, ne seraient pas compatible avec votre exigence d’efficacité.