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(2007) Existe-t-il une politique de réduction des risques en prison ?

Mise en ligne : 8 septembre 2008

Texte de l'article :

Existe-t-il une politique de réduction des risques en prison ?

B. Stambull, Aix-en-Provence
F. Arnaud, Aix-en-Provence

Le développement, depuis 15 ans, de la politique de réduction des risques (RDR) en France, porté par des associations de lutte contre le sida, de prise en charge des usagers de drogues, a connu un certain essor, lié à une prévention pragmatique et efficace du VIH, et à un militantisme des acteurs. L’inscription de la RDR dans la loi d’orientation de santé publique et l’institutionnalisation du dispositif avec la création des Centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (CAARUD) marquent une évolution et une reconnaissance de l’opportunité et de la légitimité de cette politique. Il semble pourtant que, dans ce domaine comme dans d’autres, le lieu particulier et sensible de la détention ait été “oublié”. Dix ans après le rapport du Réseau de santé publique établi par J.Emmanuelli (Usage de drogues, sexualité, transmission du VIH, hépatites B et C et réduction des risques en prison à travers le monde), il n’existe, aujourd’hui, aucun véritable programme de RDR dans les prisons françaises ! Parmi les recommandations alors établies, plusieurs actions isolées ont été soit mises en place, soit développées par les équipes de terrain, faisant parfois l’objet de circulaires, textes, avis d’experts ou décrets pouvant soutenir le travail des praticiens. Ainsi, des avancées conséquentes ont été constatées quant à l’organisation des soins en matière de traitements de substitution en milieu carcéral. Un rapport établi par L. Michel et O. Maguet pour la Commission nationale consultative des traitements de substitution, en 2003, a largement développé ces grandes tendances à partir d’une investigation faite sur le terrain.Le travail de la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) et la circulaire interministérielle Santé Justice du 9 août 2001, tout comme la Conférence de consensus de juin 2004, consacrée à la place des traitements de substitution dans les stratégies thérapeutiques pour les personnes dépendantes aux opiacés, permettent aux équipes sanitaires intervenant en milieu carcéral de mieux encadrer leur pratique. Il s’agit de disposer de bases théoricopratiques, organisationnelles et, surtout, de moyens permettant d’ancrer des projets avec plus d’assurance face à une administration pénitentiaire au mieux réticente, souvent opposée à la mise en place de ces mesures nouvelles dictées par une perspective de santé publique.Toutefois, en ce qui concerne la place spécifique d’une politique de RDR en milieu carcéral, aucun texte de “cadrage” n’est venu définir les axes principaux d’une telle orientation. Disposant de peu de données épidémiologiques malgré la richesse clinique en milieu carcéral, les tutelles sanitaires ne semblent pas avoir choisi comme priorité ce champ. Pour beaucoup de professionnels cependant (acteurs sanitaires ou sociaux, visiteurs de prison ou même personnels de l’administration pénitentiaire), la politique de la RDR ne devrait surtout pas s’arrêter aux murs d’enceinte des prisons !

BREF ETAT DES LIEUX

Lorsque l’on sait, par l’étude réalisée à partir des fiches médicales d’entrée, qu’un détenu sur deux reconnaît avoir une consommation problématique de produits psychoactifs à l’origine de dépendance, on demeure un peu perplexe vis-à-vis des mesures mises en place pour répondre à cet enjeu majeur.Les pratiques à risques sont multiples et fréquentes en prison. Elles ne se limitent pas au champ de la sexualité, du “sniff” ou des pratiques d’injection  ; elles ne se réduisent pas à des populations repérées comme marginales ou précaires. Elles s’établissent, de façon souvent brève, fugace, transversale, à l’ensemble de la population carcérale, défiant tout repérage et tout cadre de prévention institué. Elles touchent ainsi les pratiques de tatouage, l’injection occasionnelle de drogues ou de médicaments, l’absorption massive de benzodiazépines “souvent d’importation”, la prise régulière de traitements hormonaux et autres produits dopants pour des séances de musculation intensives ou des séries de “pompes”. La prison reste le lieu de toutes les “initiations”, l’écho amplifié et souvent anticipé de toutes formes de pratiques sociétales.

Pratiques d’injection et autres, et matériel stérile
Les programmes “échange de seringues” et la prévention visant le “shoot” propre sont des actions emblématiques de la politique de RDR auprès des usagers de drogue à l’extérieur, mais elles ont une réputation très négative en détention ! Si les actions de RDR ne passent pas les murs, les injections et leurs cortèges de risques cessent-ils pour autant en prison ? Aucune étude sérieuse n’a encore été menée sur les pratiques d’injection, les consommations de substances psychoactives illicites en milieu carcéral. Si les enjeux d’économie, en termes de santé publique, sont majeurs, le sujet reste dénié ou tabou. Peut-on consommer en prison des substances pour l’usage desquelles on a été incarcéré  ? Initiées il y a plus de 15 ans pour faire face à la rapide diffusion du VIH, les actions de RDR ont permis de faire diminuer le partage des seringues. Les pratiques liées à la filtration et au partage de petit matériel de préparation ont ensuite montré leur haut niveau de risque de contamination par le VHC  : les usagers de drogues par voie intraveineuse (UDIV) constituent 60 à 90 % des nouveaux cas de contamination par l’hépatite C. Les risques sont aujourd’hui établis, des actions de promotion sur la santé sont menées, les stratégies de RDR intègrent les conseils d’usage unique et personnel de l’ensemble du matériel de préparation à l’injection, de nouveaux outils de prévention (Stéricup®, Stérifilt®, etc.). En prison, le déni qui s’attache à la consommation de drogues et à l’injection est pour partie méconnaissance, et pour partie refus  ; il génère une vraie incompréhension face à toute proposition de mise en place de programmes d’echanges de seringues (PES). On se rappelle les sarcasmes et les tollés qui avaient suivi la proposition un jour de Marylise Lebranchu, alors garde des Sceaux, de mettre à disposition du matériel d’injection stérile dans les unités de consultations et de soins ambulatoires (UCSA). Même si les contextes sont différents, pourquoi présenter comme impossibles des programmes que l’on trouve dans les prisons moldaves, espagnoles, kirghizes ou iraniennes ? Aujourd’hui, le débat sur la légitimité, la faisabilité où l’intérêt de telles mesures n’est même pas ouvert chez les intervenants concernés.
Le “sniff” est une pratique très répandue et complètement sous-estimée. En dehors des drogues entrées par le parloir, les parachutes et autres, les détenus sniffent leur traitement et, en particulier, le Subutex®. Parce que le phénomène ne paraît pas grave, il n’y a aucune information délivrée sur le sniff propre, les risques de contamination VHC, et bien sûr aucune proposition de Kit Sniff®, qu’il serait pourtant utile d’ajouter à la liste du matériel de prévention nécessaire.
 
Les traitements de substitution
Préoccupation centrale de la RDR, la question de l’accès rapide aux traitements de substitution et de leur maintien est incontournable en détention. Si elle ne peut être mise en oeuvre que par le dispositif de soins, elle repose, comme à l’extérieur, sur la nécessaire alliance thérapeutique, la rigoureuse confidentialité, le principe des connaissances partagées sur le sujet de la substitution, et sur la prise en compte de la notion de confort dans le soin.
Cela suppose un travail à la “carte”, proche des pratiques de “bas-seuil” des équipes confrontées à la précarité et à l’exclusion sociale, une adaptation permanente du cadre thérapeutique, une “avance de parole”, une clinique spécifique intégrant le silence, la difficulté à penser, la non-demande, la présence inconditionnelle des soignants, quelles que soient les tentatives de rupture que le patient rejouera dans la relation thérapeutique. Depuis la circulaire de 2002, les traitements de substitution sont entrés très inégalement en prison. L’hétérogénéité des équipes médicales génère des réponses très disparates : si dans nombre de prisons comme aux Baumettes, à Marseille, l’offre de soins a été massive et précoce, on rencontre encore bien des anomalies : ici, on se contente de reconduire les traitements sans instaurer de nouvelles prescriptions, là, on incite et on pratique les sevrages à la méthadone (Subutex®) aux primo-arrivants, ailleurs on supprime le Subutex® pour éviter les trafics.

Les pratiques sexuelles
La mise à disposition des préservatifs semble s’être généralisée à l’ensemble des prisons : c’est très bien ! Différentes études montrent cependant que les dits préservatifs restent difficiles d’accès et soumis à autorisation implicite du service médical lorsqu’ils sont présents dans les UCSA.
Les préservatifs ne semblent toujours pas être intégrés dans le matériel “cantinable”, ni dans les “kits d’entrée” qui proposent pudiquement le matériel d’hygiène de première nécessité : brosse à dents, dentifrice, rasoir, javel (pour le ménage) et coton pour les petites blessures !
Cependant, si le préservatif a fait son apparition il y a 10 ans en prison, la question de la sexualité des personnes incarcérées n’y est toujours pas traitée. Pourtant, les pratiques sexuelles contraintes, les violences sexuelles et autres viols existent, ainsi que les formes diverses de prostitution. Ces crimes à l’intérieur des murs ne doivent pas (im)mobiliser nos fantasmes : l’homosexualité librement consentie existe aussi, de même que l’hétérosexualité “volée” à la prison lors des parloirs ou “autorisée” par le juge d’application des peines (JAP) avec les premières “permissions de sortie”. Quels risques sexuels sont alors pris par nos patients après ces années de “solitude des corps” ? Pour la sexualité comme pour l’ensemble des gestes “pratiques” de RDR, seule une prise en compte globale de la problématique peut permettre une réelle avancée pour la santé publique, et une réelle évolution pour la santé individuelle. Ainsi la question de la réduction des dommages liés à la sexualité inclut des actions concrètes visant à l’amélioration des conditions de vie en détention : réduire la surpopulation carcérale génératrice de tant de violences, prévoir un revenu minimal par détenu, généraliser les unités de visite familiale. Autant d’éléments susceptibles de restaurer la dignité du sujet.

Tatouage et piercing
Certains chiffres évaluant ces pratiques dans les prisons canadiennes, en 1998, montrent que 57 % des détenus sont tatoués et 21 % ont fait l’objet de piercing. Ces pratiques, autrefois réservées dans nos sociétés aux détenus et aux grands voyageurs, débordent largement les murs d’enceinte de la prison et se généralisent à toutes les couches sociales. Pourquoi l’encadrement des tatoueurs et la formation, ainsi que le soin accordé à ces pratiques (et qui fait aujourd’hui l’objet de tant de publicité à proximité des établissements scolaires) ne s’appliquent-ils pas en prison ? Notre pratique nous a permis d’entrer en contact avec les “tatoueurs” des établissements pénitentiaires où nous travaillons et de parler protocole de nettoyage/prévention avec eux. Voilà leurs références : “Dans un premier temps, je demande à la personne qui veut un tatouage si elle est malade, puis qu’elle réfléchisse bien sur le sujet choisi. Mon montage se compose d’un stylo bic médium, d’une tige, d’une aiguille portée sur une allumette, de la buse de ce même stylo. Je nettoie tout ce matériel à la javel, je le laisse tremper quelques heures, je brûle l’aiguille, pas trop, je relave à la javel et j’utilise des compresses sous vide. Mon dessin prêt, je le calque, celui-ci s’applique sur la peau à l’aide d’un déodorant.
Je nettoie la partie du corps à encrer avec un gant de toilette et du savon de Marseille, je sèche la peau avec une serviette de toilette propre. L’encre que j’utilise fait partie des normes européennes, elle est contenue dans un récipient préalablement nettoyé à la javel et séché. Je commence par les contours du dessin, puis ensuite les ombres, je lave au savon de Marseille pendant toute la durée de l’encrage. Une fois terminé, j’applique de la biafine pendant deux à trois jours, puis de la vaseline pendant quelques jours. Si je dois revenir sur le tatoo, suivant sa taille, la personne aura gardé son propre montage : son aiguille que je remets à tremper dans la javel, à chaque opération. Beaucoup de nettoyage du matériel, à chaque personne son montage, pour ne pas avoir de problème, je me lave souvent les mains.”

LES ACTEURS

Les organisations sanitaires
Centres de soins spécialisés dans la toxicomanie (CSST), UCSA, psychiatrie de secteur, services médico-psychologiques régionaux (SMPR), associations, ils sont nombreux à intervenir aujourd’hui en détention. Peu sont formés à la RDR. Certains s’y essaient sur le tas, d’autres l’ignorent superbement. Au mois de mai, l’Association française pour la réduction des risques a organisé une journée thématique sur ce thème, qui a permis de faire un état des lieux et de constater qu’à de rares exceptions près, les CAARUD n’entraient pas en prison, mais que certains étaient prêts à le faire pour favoriser des actions de prévention et que ces innovations devaient se concevoir dans un cadre organisé, en lien étroit avec les organisations sanitaires. La circulaire sur les Centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA), en particulier, nouveau cadre réglementaire des CSST devra prendre en compte les exigences de ces centres en matière de RDR en prison, comme elle le fait à l’extérieur.

L’administration pénitentiaire
Rien ne peut se faire sans elle et dans la très grande majorité des cas, l’attitude de l’administration par rapport à la consommation des drogues est très négative et axée sur la répression. Il est évident qu’il faudra tôt ou tard ouvrir le débat sur la RDR en prison, avec prudence et détermination, mais la position du pôle médical nécessite encore d’être clarifiée et plus cohérente.

PROPOSITIONS

La réponse du dispositif de RDR doit porter sur les conséquences sanitaires et sociales des comportements et des conduites à risque. Il s’agit certes d’éviter les dommages liés au mésusage de la consommation nocive ou à de la dépendance vis-à-vis de substances psycho-actives licites ou illicites. Notre pratique nous montre que ce repérage est indispensable au moment de l’entrée en détention des usagers de ces substances.
Il doit cependant perdurer tout au long de l’incarcération : compte tenu des substances disponibles en prison, les personnes incarcérées peuvent poursuivre leur consommation ou la modifier, alors que d’autres personnes “naïves” peuvent découvrir ces substances au cours de leur incarcération. On peut donner un exemple qui nous paraît caractériser les limites de l’approche actuelle : si tous les détenus se voient proposer des tests VIH, VHB, VHC à leur entrée, ces tests ne sont jamais reproduits pendant la peine, comme si le risque de contamination en milieu carcéral n’existait pas !

Il faudrait envisager :
 ? Un repérage des usages à risque dès l’entrée dans l’établissement pénitentiaire, afin d’orienter la personne vers le dispositif de soin.
 ? Une évaluation de type recherche-action sur la réalité des pratiques.
 ? Des actions de prévention (individuelle ou collective), avec des supports écrits spécifiquement pour la détention, des séances d’information (il existe, par exemple, des films sur le “shoot” propre).
 ? La mise à disposition de matériel stérile de sniff et d’injection.
 ? L’intervention précoce  : elle repose sur une stratégie d’actions d’accompagnement, d’accueil, d’entretiens, de soutien, d’identification de la problématique devant permettre l’accès aux soins.
 ? Les consultations  : c’est le dispositif de proximité ambulatoire permettant la mise en place du projet thérapeutique, le lien avec le dispositif de soins généraux (médecine générale, hépato-gastroentérologie, psychiatrie).
 ? Les “Kits d’entrée” : ils sont généralement distribués avec le reste du “paquetage” au moment de l’incarcération en maison d’arrêt. Si leur contenu peut être immédiatement utilisé (eau de javel, matériel d’hygiène et de désinfection), le moment est peu propice aux messages de prévention. Ces kits ne sont donnés qu’aux “nouveaux arrivants” et jamais lors de transferts d’établissements pénitentiaires.
Ils devraient être systématiquement proposés lors de ces transferts et être disponibles à tout moment pour les personnes incarcérées qui en ont fait la demande.
 ? Les préservatifs  : il faut élargir leur distribution au-delà du service médical, renforcer la confidentialité tout en augmentant leur accessibilité : distributeurs, produit cantinable !
 ? La prophylaxie postexposition est largement méconnue des usagers : ils devraient en être informés et pouvoir en bénéficier sans risques dans les délais opérants.

CONCLUSION

La prison est un lieu à haut risque dans bien des domaines, en particulier dans celui de l’usage des drogues. Le profil des détenus, la promiscuité, la clandestinité des pratiques, les rapports de forces permanents font perdurer des possibilités très actives de se contaminer. Les avancées qui ont pu se produire à l’extérieur ont eu leur écho intra-muros, mais comme toujours, elles ont été ralenties, atténuées et difficiles. La question de la confidentialité, par exemple, qui se pose pour toute demande de soins, est encore plus cruciale lorsqu’il s’agit de drogues. Consulter l’addictologue, c’est se désigner comme usager, car tout le monde sait qui prend un traitement de substitution, ce qui peut exposer la personne à des railleries, des refus de travail, du racket, etc. Des réunions d’information attireraient-elles les personnes les plus concernées ? Un groupe de parole protège t-il ceux qui y participent ? Comment mobiliser les acteurs sur ces thématiques ?
Il est urgent non seulement d’ouvrir le débat avec les acteurs du soin et de la RDR, ainsi qu’avec l’administration et les tutelles, mais également de former, d’informer, de faire connaître les expériences et les résultats, de poser les problèmes, de définir les outils pour y répondre et, enfin, d’engager des actions concrètes et pragmatiques.

B. Stambull, psychiatre,
CSST en milieu carcéral,
CH-Montperrin, Aix-en-Provence
Présidente de l’association française de réduction des risques

F. Arnaud, psychiatre,
CH-Montperrin, Aix-en-Provence
Chef de service du SPAD (services de soins psychiatriques ambulatoires aux détenus)

La lettre de la SFLS - n° - Septembre 2007