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Date : 6-06-2007

(2007) Blog 36 Episode 2 "La guillotine carcérale. Silence on meurt..."

Mise en ligne : 21 juin 2007

Texte de l'article :

Laurent JACQUA
Maison Centrale de Poissy
17 Rue Abbaye
78300 POISSY

La guillotine carcérale. Silence on meurt
Épisode 2


L’arrivant

Jeudi 13 décembre 1984...

La prison, pour celui qui y entre pour la première fois, c’est terrible...
C’est un choc très dur dont on a du mal à se remettre ; certains d’ailleurs n’y résistent pas et se suicident.
La prison, c’est une agression permanente pour l’esprit et le corps. Ce sont des odeurs, des bruits, des voix fortes, des cris, une sensation pesante, oppressante de dureté dans les choses et les êtres...
Imaginez-vous « arrivant » dans une coursive d’une centaine de détenus qui vous scrutent, vous jaugent.
Une angoisse vous saisit à tel point qu’elle vous paralyse dans un mal-être permanent dont il est difficile de se débarrasser.
La prison a ses règles, ses traditions, sa culture propre...
C’est une « microsociété » avec ses rites et ses lois aux antipodes de ce que l’on peut connaître à l’extérieur.
Ici, la règle qui prédomine sur tout le reste est la loi du plus fort, du plus malin, du plus vicieux...
Il semble que tout ce qu’il y a de mauvais en l’homme y soit réuni et tellement concentré que cela en devient une « matière » qui se ressent, qui se palpe dans l’atmosphère... La violence des mots, des coups, des regards, des lieux, tout respire le mal...
Après une nuit aux « arrivants » et un réveil difficile, je fis le parcours habituel pour les nouveaux venus, c’est-à-dire : photo pour la carte intérieure, le service social pour prévenir la famille, le surveillant chef et son petit discours sur la discipline et, enfin, le service médical pour une sommaire visite...
Après cette matinée sans un seul mot de réconfort et pas une once d’humanité, je fus conduit vers la cellule à laquelle j’étais affecté en détention.
Je transportais mon paquetage en suivant un surveillant qui me guidait dans un dédale de coursives, d’escaliers, de couloirs ; partout des grilles électriques qui s’ouvraient et se refermaient.
Je croisais des détenus sans oser affronter leurs regards.
Oui, tout cela n’était pas fait pour mettre à l’aise, bien au contraire...
Le surveillant s’arrêta devant la porte d’une cellule.
Il l’ouvrit et m’invita à y pénétrer.
À l’intérieur, un détenu se leva d’un bond de sa chaise...
- Tu as un arrivant ! Lança le surveillant.
Le type me regarda des pieds à la tête. J’entrai un peu intimidé et la porte se referma derrière moi.
- Bonjour !
- Salut !
C’était une façon polie de faire connaissance.
Je restais debout avec le paquetage dans les bras ne sachant où le déposer...
La première chose qui m’étonna est qu’il n’y avait qu’un lit.
Mon codétenu sortit un matelas qui se trouvait en dessous du sien.
- Pose ça là-dessus !
Ainsi je dormirai par terre ! À l’origine, Fleury-Mérogis, la plus grande prison d’Europe, était conçue pour accueillir des détenus dans des cellules individuelles, mais à cause de la surpopulation pénale (environ cinq mille personnes hommes et femmes), nous étions deux par cellules.
Il me proposa une cigarette puis un café. C’est à ce moment que je vis pour la première fois un thermoplongeur, sorte de résistance que l’on branche à une prise et que l’on plonge dans l’eau pour la faire chauffer.
Nous fîmes connaissance et petit à petit, il m’expliqua les bases, les us et coutumes de la vie que j’allais mener ici désormais... Constatant mes inquiétudes et mon malaise, il essaya de me rassurer tout en discutant.
Il est de tradition, en prison, de se dire pourquoi on est là.
Lui, c’était pour un cambriolage ; pour ma part, je lui racontai mon histoire, tout en lui faisant lire mon mandat de dépôt.
- C’est chaud ! Tu vas prendre une grosse peine !
Telle fut sa réaction après la lecture du document.
Je ne savais pas ce que mon acte pouvait me coûter en années de prison, je n’y connaissais rien en matière de justice.
- Ça va, t’es pas un pointeur.
- Un pointeur ?
- Oui, un violeur si tu préfères. Ici, on les massacre...
En prison, les délits sexuels sont très mal considérés, et celui qui tombe pour ce genre d’affaire est assuré d’être soumis aux pires violences tout au long de sa peine.
Soudain, la porte s’ouvrit.
C’était le repas, deux détenus « auxi » nous servaient.
Je présentai mon plateau en inox.
Contrairement à ce que l’on croit, il n’y a pas de réfectoire dans les prisons françaises. Les repas sont distribués de cellule en cellule...
Je n’avais pas très faim, l’angoisse me serrait l’estomac.
J’en profitai donc pour inspecter mon nouveau lieu d’habitation. La cellule d’environ dix mètres carrés était constituée sobrement d’un WC derrière un petit muret, d’un lavabo avec un robinet à pression d’eau froide.
Un placard et une table se trouvaient face à la fenêtre en forme de croix du plafond au sol, d’un mur à l’autre.
À cette époque, il n’y avait pas de télévision en cellule. Nous disposions d’un interphone mural qui diffusait une radio FM. Je me levai pour jeter un œil dehors. La vue donnait sur la cour de promenade, assez grande, surplombée par un mirador situé sur les toits des ateliers qui font, à Fleury-Mérogis, office de mur d’enceinte...
La promenade était vide.
On y descendait le matin et l’après-midi ; elle n’était pas obligatoire mais il me fallait prendre l’air...
En milieu d’après-midi, je me retrouvai donc dans la « fosse aux lions ». C’est un peu l’impression que ça donne quand on y descend pour la première fois.
Tout le monde marchait sur une piste goudronnée. Il y avait un terrain de handball où deux équipes jouaient au foot, d’autres jouaient aux cartes, aux échecs, assis sur les quelques bouts de bitume ou de pelouse.
Nous étions cent cinquante à deux cents détenus. Tous les délits sont mélangés, du plus petit au plus grave, récidiviste et primaire confondus.
Je marchais seul d’un pas mal assuré, j’avais pour seule compagnie mon angoisse et mes pensées troubles et confuses.
Voilà, ma vie carcérale commençait en ce lieu inhumain et brutal. Il me fallait remonter la pente et ne pas sombrer dans le désespoir.
J’avais tout perdu, mon âme, mon amour, ma famille, ma liberté, ma dignité, mon courage, mes forces, cela en seulement quelques jours...
Je me sentais si faible, si désespéré...
L’arrivant est toujours une proie facile, car il est en état de faiblesse psychologique.
La violence est reine en prison. Pour être respecté, il faut se battre, faire sa place comme dans une meute de loups, être dominant plutôt que dominé.
Les seules qualités requises pour cela : les poings et la rage...

Lors d’une promenade, alors que je tournais tranquillement, un groupe de détenus m’interpella en me demandant mon blouson. Je refusai. Une bagarre s’ensuivit, ils me sautèrent dessus et parvinrent à me « dépouiller ». J’avais pris quelques coups et mon visage était tuméfié.
Je ne dis rien en rentrant en cellule, mais je décidais de récupérer ma veste dès le lendemain, coûte que coûte.
Le lendemain donc, je pris une chaussette et la rempli de deux piles R20. Je la dissimulai et descendis en promenade. J’étais seul contre plusieurs, je me donnais donc les moyens de me défendre.
Le groupe de racketteurs était installé sous le préau, à l’abri de la vue du mirador.
En me voyant, ils sourirent, ironiques et moqueurs.
Sans réfléchir, étouffant ma peur, je fonçai sur celui qui portait mon blouson ; à quelques mètres de lui, je sortis la chaussette lestée. L’un d’entre eux tenta t’intervenir, je le frappai aussitôt d’un coup violent qui le sonna, il s’écroula à terre, puis ce fut le tour de ma cible...
Je frappais à plusieurs reprises, il se retrouva lui aussi à terre. Le reste de l’équipe, devant ce déchaînement de violence, n’osait intervenir.
Toute la cour de promenade se rassembla sous le préau pour mieux apprécier le spectacle ; je récupérai mon blouson sans ménagement, menaçant les autres de la chaussette lestée.
Je dis à haute voix devant l’attroupement que le prochain qui viendrait me racketter subirait le même sort...
J’avais franchi le pas de la violence carcérale, je ne serai jamais un mouton que l’on peut tondre.
Cela serait désormais mon lot quotidien, j’avais fait ma place dans la meute.
J’avais gagné le respect de quelques-uns.
Plus jamais on ne tenta de me racketter.

Émeute au D.4

Mai 1985

Je fêtais mon premier anniversaire derrière les barreaux. Je venais d’avoir dix-neuf ans.
Ma mère et Lisa venaient régulièrement me voir au parloir. Elles avaient établi des permis de visite auprès du juge. Cela me faisait du bien de les voir. Cela m’aidait à supporter la détention.
Le juge m’avait convoqué à plusieurs reprises, afin de m’entendre sur les faits. Une chose l’intriguait plus qu’une autre : pourquoi étais-je en possession d’une arme le soir des faits ?
En fait, je l’avais prise parce qu’un type sans rapport avec les skinheads me cherchait et voulait me causer quelques ennuis. J’avais donc décidé de prendre cette arme pour, au cas d’une rencontre, l’impressionner et lui faire peur. Il n’y avait pas d’autre explication. Ma version des faits sur le fond ne varia pas. J’avais été agressé par les skinheads.
J’appris que la seconde victime, le chef de la bande, était paralysée.
À cette époque, j’ignorais totalement ce que pouvaient représenter politiquement de tels groupes.
Le juge instruisait l’affaire comme un banal fait divers ayant mal tourné. Pourtant je ne cessais d’invoquer le fait qu’il s’agissait d’une véritable agression dont j’avais été la victime. Les témoignages fournis par les skinheads n’allaient, bien entendu, pas dans mon sens. Ils prétendaient que j’avais tiré sans raison apparente. Cette version fit douter le juge de la véracité de mes propos. Seul le témoignage de Lisa corroborait le mien.
Les skinheads se faisaient passer pour des anges auprès de lui. Pourtant, il en manquait deux ! Ils avaient fui avant l’arrivée de la police, emportant avec eux des armes. En effet, je pus relever le témoignage d’une jeune fille qui avait vu, le soir des faits, une arme à la ceinture de l’un d’eux. De plus, on retrouva une cartouche dans l’une des poches du décédé.
Mais le juge n’était pas au fait des mœurs violentes de ces individus. Il penchait pour une responsabilité partagée et ne considéra pas l’agression, dont j’avais été victime, comme réelle.
Le dossier d’instruction ne s’orienterait donc plus vers une légitime défense. Cela devenait une simple rixe entre bandes rivales. J’étais jeune et je laissais faire. De plus, lors d’une confrontation, je rencontrai celui qui était paralysé, j’en ressentis un sentiment de culpabilité, ce qui freina mon ardeur à me défendre. L’instruction se poursuivit dans ce sens. Je décidai de patienter et d’attendre le jugement, pour mieux m’expliquer.

Cela faisait à peu près cinq mois que j’étais incarcéré. J’avais pris le rythme de la détention. J’étais un détenu comme les autres, soumis aux règles carcérales. J’avais lié connaissance avec quelques codétenus et je semblais être bien intégré.
Ce dimanche, mon compagnon de cellule et moi-même attendions le repas. Soudain, nous entendîmes des bris de verre et quelques cris. J’allais écouter à la porte pour savoir ce qui se passait : c’était probablement une bagarre. Mais quelle ne fut pas ma surprise lorsque la porte s’ouvrit brusquement ! Ce n’était pas un surveillant qui l’avait ouverte, mais un détenu.
- Sors de ta cellule. C’est une émeute.
Puis il s’en alla ouvrir la cellule suivante.
Je sortis dans la coursive et vis un spectacle hallucinant. Il y avait là trente à quarante détenus cassant tout : téléphones, vitres, néons, jetant les extincteurs. Ils étaient munis de barres de fer (barreaux de chaises arrachés). Je décidai de m’habiller et de faire un tour dans la détention.
Je fus rapidement emporté par cette folie collective. C’était un raz de marée de haine.
Nous étions tous emportés dans un tourbillon de violence.
Cela avait pris des proportions terribles. Plus rien ne tenait debout. Le cyclone dévastait tout. Plusieurs foyers d’incendie s’étaient déclarés. Les surveillants avaient déserté le bâtiment de toute urgence. Nous étions maintenant trois à quatre cents détenus et la mutinerie faisait rage. Je réussis à monter sur le toit. Les détenus des bâtiments voisins nous faisaient des signes et criaient leur joie. Je regagnai les étages. C’était vraiment de la folie pure. Des grilles avaient été arrachées à la main. Toutes les vitres avaient été descendues. Tout n’était que destruction. Le feu avait pris à la bibliothèque.
Dehors les gardes mobiles, les pompiers, les secours s’organisaient et se mettaient en place. L’émeute avait commencé au troisième étage.
Plusieurs détenus ayant de grosses peines avaient arraché les clefs d’un surveillant qui fut enfermé dans une cellule et gardé en otage.
Des travestis se baladaient dans la détention. Leurs cellules normalement isolées avaient été ouvertes.
Je descendis les étages, jetant un œil aux dégâts. Seul le rez-de-chaussée avait été épargné. Derrière la grille, le directeur ainsi que plusieurs surveillants chefs tentaient de négocier la libération du surveillant otage.
Au premier, l’infirmerie fut totalement pillée. Les médicaments circulaient. Certains détenus s’injectaient des doses en seringue. Tout était bon pour la défonce. Un tiers d’entre nous était dans un piteux état, défoncés par une absorption trop forte de médicaments. Je vis une équipe d’une soixantaine de gars transportant une grille arrachée de ses gonds. Je me décidai à les suivre. Nous allions en direction des parloirs. La grille nous servait de bélier pour abattre d’autres grilles. C’est ainsi que nous arrivâmes à sortir du bâtiment en passant par la passerelle menant au centre de Fleury-Mérogis, nommé le « dispatching ». Il nous suffisait d’abattre encore quelques grilles et nous étions tout proches de la sortie. Le but de certains d’entre nous était clair !
Nous étions parvenus à une grande salle circulaire, salle d’attente des familles visiteuses. C’est là que nous nous confrontâmes pour la première fois aux mobiles. Leur chef, pistolet à la main, ordonna la charge. Armés de fusils et de lance-grenades, c’est à coups de crosses qu’ils décimèrent nos premiers rangs. Ce fut la panique générale. Cependant, je réussis à fuir et pus rejoindre in extremis le bâtiment enfumé.
Les blessés s’accumulaient, dont un qui avait une importante plaie à la jambe. Il perdait son sang abondamment. Quelques-uns d’entre nous négocièrent une évacuation par le SAMU. Mais la direction s’y refusait tant qu’elle n’aurait pas récupéré le surveillant otage.
Celui-ci fut libéré, les blessés enfin emportés.
La direction demanda que tous les détenus dispersés en détention descendent dans la cour de promenade, contre la promesse qu’il n’y aurait pas de violences ou de charges des mobiles. Nous devions abandonner barres de fer et autres armes du même genre.
En promenade, beaucoup de bagarres se déclenchèrent : les unes pour des règlements de comptes, d’autres à cause des détenus trop défoncés aux cachets, parfois pour rien. C’était terrible et il fallait faire attention à ne pas se prendre un coup de lame dans le dos. Beaucoup sombrèrent dans le coma. Ils tombaient comme des mouches.
Soudain, d’une passerelle surplombant la promenade, des mobiles se mirent à nous viser de leurs fusils lance-grenades. Ce furent des tirs tendus pendant une demi-heure. Les lacrymogènes s’abattaient sur nous sans interruption. Cela faisait près de cinq heures que l’émeute avait commencé, les bâtiments n’étaient plus que ruines.
Les mobiles finirent par entrer dans la promenade, ils formèrent la haie d’honneur. Ils nous regroupèrent face à un mur, pour ceux qui tenaient encore debout. Puis ils nous firent remonter en détention, un par un, entre deux colonnes de mobiles.
Durant cette pénible ascension, j’eus droits aux coups les plus divers, ainsi qu’à des insultes. Je me retrouvai face à un surveillant qui me fouilla et me poussa dans ma cellule. L’émeute prenait fin. Je dois dire que j’avais vraiment été impressionné par ce déluge de violence. Un défoulement terrible contre l’oppression que nous pouvions vivre.
Voilà ce qui fut marquant dans cette première année de détention. Cela donnait le ton des années qui allaient suivre.
Un an après cette émeute qui enflamma toutes les prisons de France, le ministère décida d’installer un système de location de téléviseurs.
En juin 1986, les télés firent leurs entrées dans l’univers carcéral à l’occasion de la Coupe du monde.
J’entamais ma deuxième année d’incarcération. L’instruction était diligentée normalement, sans heurts.
Pourtant, un jour, lisant quelques magazines que l’on m’avait prêtés, je tombais sur un reportage de la revue Photo. Un reportage exclusivement consacré à un groupuscule néo-nazi que l’on appelait les skinheads. On y évoquait en quelques photos et articles leur violence, leur fanatisme, leur idéologie fasciste. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je découvris, sur une double page, plusieurs de mes agresseurs, dont le chef de la bande, assis sur sa chaise roulante, le bras tendu en un furieux salut nazi.
C’est à partir de ce moment que je pris conscience de la vraie dimension politique que pouvait prendre mon affaire.
Avant cela, je ne réalisais pas vraiment à qui j’avais eu affaire, le soir des faits. Je me décidai donc, avec ces photos, à relancer la lutte et à invoquer de nouveau la légitime défense. Je fis parvenir les photos au juge et mon avocat. Cela ne pouvait que m’être favorable ! Cela confortait la thèse de l’agression que l’on essayait, depuis des mois, de mettre en doute et qui pourtant était la seule vérité.
Cette fois, c’étaient les médias qui évoquaient la violence et l’existence de ces groupes néo-nazis.
C’est aussi à ce moment que je commençais à écrire quelques textes retraçant mon affaire. Mais cela ne semblait intéresser personne.

Durant cette année, je connus quelques problèmes de santé. Je tombais plusieurs fois malade. Je n’allais pas très fort. J’avais beaucoup maigri et je me sentais très fatigué. L’apparition de ganglions m’avait décidé à faire des analyses. Suite à cela, je fus appelé à l’infirmerie. J’y fus accueilli par le médecin pour les résultats. Il m’invita à m’asseoir. Il n’était pas très à l’aise et c’est d’une voix sourde qu’il me demanda si j’avais entendu parlé du sida. Je lui répondis que j’avais vu cela à la télé, comme tout le monde. Je commençais à m’inquiéter des propos qu’il me tenait :
- Mais pourquoi m’en parlez-vous ? Suis-je malade ?
- Non, pas exactement...
C’est à ce moment là qu’il se décida à me donner les résultats des analyses. J’étais, d’après lui, séropositif.
Il m’expliqua ce que cela voulait dire : j’avais été en contact avec le VIH.
Il me fit l’inventaire des modes de transmission sexuels ou sanguins, piqûres intraveineuses et autres...
Je n’étais pas toxicomane et il n’y avait pas trente-six solutions. Lisa, elle, l’était. Elle avait dû être contaminée par échange de seringue et moi, par elle, lors de nos rapports sexuels. Il ne pouvait en être autrement ! J’avais dû être contaminé dans le courant de l’année 1984.
Le monde s’écroulait !
À l’époque, on ne connaissait pas grand-chose de cette maladie mortelle.
L’espérance de vie, d’après les médecins, n’était que de trois à cinq ans...
Je luttais difficilement pour ne pas sombrer dans la dépression. Le malheur s’acharnait une nouvelle fois sur moi. J’informai Lisa de mon état de santé. Elle fit à son tour un test de dépistage qui se révéla positif. J’eus beaucoup de mal à remonter la pente, je ne voyais pas comment j’allais pouvoir m’en sortir. Je décidai de ne pas en parler à ma mère, afin de ne pas l’inquiéter.
Mon état d’esprit changea, je ne pouvais plus désormais être le même. Je n’avais plus d’espoir, même si j’essayais de faire comme si de rien n’était. Mon comportement était devenu plus violent en détention et je me retrouvais souvent au mitard. La prison dans la prison, le cachot.
En fait, je souffrais de cette destinée sans avenir qui m’empêchait d’avoir une quelconque espérance.
J’avais 20 ans et j’allais mourir, c’était très dur d’accepter ce sort !
L’instruction allait se terminer. Je passerai bientôt aux assises de Paris. Mon juge connaissait mon état de santé.
Je fus suivi par un médecin spécialisé. Mon seul espoir résidait en une peine minimale grâce à ce reportage diffusé par la revue Photo qui révélait la vraie nature de mes agresseurs.
Je continuais à écrire quelques textes et me préparais à ce jugement en cour d’assises.

Le jugement

J’attendais dans une petite salle d’attente, encadré de deux gendarmes. La sonnette retentit. Les gendarmes se levèrent et m’escortèrent jusqu’au box des accusés de la cour d’assises. La salle était pleine. Les juges et avocats de la partie civile m’observèrent.
Le président demanda à ce que l’on m’enlève les menottes et m’invita à m’asseoir. Mon avocat, situé juste devant le box, me tint un discours rassurant, sentant mon anxiété.
J’aperçus ma mère dans la partie réservée au public, ainsi que quelques têtes familières.
J’étais mal à l’aise, j’avais la gorge nouée par l’émotion. Cela fut encore plus pénible lorsque la victime paralysée fit son apparition. Il se plaça près de son avocat.
Des regards s’échangèrent. Les choses s’enchaînèrent rapidement : lecture de l’acte d’accusation, exposé des faits, choix des jurés, questionnaire d’identité, enquêteurs, experts psy, enquête de personnalité, curriculum vitae, etc.
On retraça ma vie, sans ménagement, brutalement, sans pudeur. C’était une véritable caricature que l’on fit de ma personnalité. On évoqua rapidement mon enfance difficile, la violence conjugale de mes parents.
J’avais le cœur serré devant ce déballage de ma vie jetée en pâture à un public silencieux. Tout cela me semblait irréel. Comme la scène des assises dans L’Étranger de Camus. Je ressentais la même chose, la même absence.
Le président me posa quelques questions auxquelles je répondis difficilement, l’émotion était très forte...
Cette première journée avait été éprouvante, car j’avais été assez déstabilisé malgré de longs moments d’absence où j’avais l’impression de ne pas participer au débat.
Il faut dire qu’à vingt et un ans, on n’est pas aguerri pour ce genre d’épreuves !
Les jurés m’observaient, à l’écoute de l’image qu’on leur donnait de moi. J’avais le plus souvent la tête baissée, n’osant affronter les regards.
La séance était levée. Ce serait tout pour aujourd’hui.
Mon avocat me dit que le lendemain, le fond de l’affaire serait mieux évoqué, grâce aux plaidoiries.
En effet, le lendemain, on exposa les faits en long et en large. Il y eut audition des témoins. Les skinheads ne ressemblaient plus aux brutes du magazine ou du soir des faits.
Leurs cheveux avaient providentiellement poussé et leurs vêtements étaient tout à fait corrects.
Ils relatèrent les faits, bien évidemment à leur façon, en me chargeant le plus possible. Après tout, c’était moi qui étais dans le box des accusés !
En bref, j’étais d’après eux un tireur fou faisant un carton pour le plaisir.
Lisa fut appelée à la barre. C’était le seul témoin des faits allant dans mon sens. Mais cinq témoignages contre un seul en ma faveur, cela faisait léger...
Puis ce fut le tour des victimes. Le père de la victime décédée, un PDG, témoigna sur la personnalité de son fils. À la question posée par mon avocat sur son appartenance à la bande des skinheads, il répondit évasivement, visiblement gêné par cet aspect des choses.
Puis ce fut le tour du chef de bande paralysé. Assis sur sa chaise roulante, il avança à la barre, poussé par son avocat. Effet garanti et prémédité de leur part. Un infirme impressionne toujours. Un silence de plomb régnait dans la salle.
J’ai su plus tard qu’il se déplaçait le plus souvent avec des béquilles.
Il déposa, il relata les faits sans véritable acharnement. Puis ce fut mon tour. Je répondis de mon mieux aux questions posées par le président. Je maintins la seule et véritable version, à savoir mon agression par la bande de skinheads. Malgré mes explications, le doute s’installait dans l’esprit des jurés, je le sentais. Peut-être était-ce dû à ma façon de m’exprimer, pas assez convaincante. Mon seul espoir reposait sur la plaidoirie de mon avocat, dévoilant les photos du magazine, celles-ci appuyant ma thèse.
Car depuis le début des débats, jamais le côté militant fasciste de la bande n’était ressorti.
On avait l’impression qu’il s’agissait d’une bande de jeunes aux crânes rasés, rien de bien méchant. Cette facette de l’affaire semblait être occultée, à l’image de l’embarras du père de la victime.
De mon côté, je décidai de taire mon état de santé, afin d’épargner ma famille. De toute façon, le président en était informé. C’était inscrit au dossier, mais personne n’en fit état.
Ce fut l’instant des plaidoiries. Tout d’abord les parties civiles pour lesquelles j’étais un tueur froid. Elles demandèrent une peine exemplaire. Le procureur fut bref. Il évita dans son réquisitoire d’évoquer la personnalité des skinheads. Il demanda quinze ans de réclusion. Mes jambes faillirent se dérober sous moi à l’écoute de la peine requise.
Ce fut enfin le tour de mon avocat. Il plaida longuement avec, je dois dire, un certain talent et une grande conviction. Mais il axa essentiellement sa plaidoirie sur mon enfance difficile. Il visait les circonstances atténuantes. Il évoqua, tout de même, le phénomène skinhead, montrant les photos aux jurés. Mais il n’insista pas vraiment et se contenta de réciter ma version des faits.
J’eus la parole en dernier, comme le veut la tradition aux assises. Je dis mon regret quant aux conséquences de mes actes, mais insistais sur le fait que j’avais été agressé. Je n’ajoutais rien d’autre. La séance était levée.
Je rejoignis en compagnie des deux gendarmes la salle d’attente attenante à la cour d’assises, afin d’y attendre le retour des jurés après leur délibération. Pour la énième fois, la sonnette retentit. J’allais connaître le verdict.
Les jurés s’installèrent autour du président et de ses assesseurs. La décision avait été prise assez rapidement. Le président annonça la sentence : dix ans de réclusion criminelle...
Pour moi, ce fut une peine de mort. Une condamnation sans appel, compte tenu de mon état de santé.
Encore une fois, le monde s’écroulait. Je me voyais agonisant dans une cellule, loin des miens.
Deux, trois mois après ma condamnation, TF1 diffusait un reportage, « 52 sur la une », entièrement consacré à la mouvance skinhead. On y évoquait leur extrême violence et leur idéologie. Mon fameux chef de bande paralysé était là, prônant leur haine, leur racisme, et développant des thèmes néo-nazis. On y découvrait aussi qu’il faisait partie d’un groupe de musique nommé Zyklon B. Tout un symbole ! Pourquoi cette émission n’avait-elle pas été diffusée avant mon procès ?
Ma peine en aurait été réduite de moitié.
Au lieu de me laisser couler par toutes ces épreuves, je décidai de les surmonter. Je me mis à faire du sport : course à pied, musculation, assouplissements. Il me fallait être fort physiquement et moralement pour résister aux années à venir.
Je décidai d’écrire de nouveaux textes dénonçant la banalisation des idées fascistes. Textes parus dans divers quotidiens et revues. Textes lus lors de diverses émissions de radio.
Ce fut le début de ma colère et les raisons d’une révolte qui aujourd’hui n’a jamais cessé.
Lisa, quant à elle, ne venait plus me voir au parloir. La séparation s’était faite progressivement, elle avait décidé de vivre autre chose...
En détention, j’étais de toutes les luttes, de tous les mouvements. Je multipliais les bagarres. Je n’étais plus le même et je sombrais dans une violence enragée.

Centre pénitentiaire de Melun

Fin 1988...

J’étais dans ma quatrième année de détention. J’avais fêté mes vingt-deux ans et je n’étais toujours pas mort. Bien au contraire, j’avais retrouvé la forme et mon mental était devenu inattaquable.
Je faisais chaque jour du sport intensément. Cette hygiène et ce rythme de vie renforcèrent énormément ma volonté de tenir. C’était une façon de lutter contre la résignation.
Je me jurais de ne jamais tomber dans la déprime. Je trouvais ma force dans l’activité sportive, le combat militant.
La discipline au sein de la détention s’en faisait ressentir. J’étais quelqu’un de difficile à « gérer », si l’on emploie le jargon de la pénitentiaire.
Les allées et venues au mitard étaient incessantes. Pour donner une idée de ce qu’était mon état d’esprit à l’époque, je vous livre cette anecdote.
Lors d’une promenade, il y eut une violente bagarre entre clans, pour une sombre histoire. En donnant un coup de poing, je me brisai le métacarpe de la main droite. Malgré mes demandes de soins, je fus conduit sans ménagement au mitard. Je passai au prétoire et écopai de dix jours de quartier disciplinaire. Je passai donc ces dix jours au cachot avec une fracture à la main, et cela sans soins. Ce n’est qu’au bout de douze jours que l’on me fit une radio. Évidemment on constata une fracture déplacée. Je passai une journée à l’hôpital de Fresnes pour y être plâtré.
Deux jours plus tard, ce fut le jour du parloir avec ma mère. Un surveillant m’annonça que cela se passerait au parloir hygiaphone. Chose que je refusai, considérant cela comme une sanction. Il m’expliqua que c’était à cause de mon plâtre : je pouvais y dissimuler quelque chose...
Je n’acceptai pas de voir ma mère derrière un carreau dégueulasse. Un gradé fut appelé. Devant son refus de m’accorder un parloir libre, je décidai, sous ses yeux ébahis, de casser et de retirer mon plâtre. Quelques minutes plus tard, j’obtins mon parloir libre.
C’était une question de principes. Des détenus avaient lutté pour obtenir les parloirs libres. C’était un acquis.
Voilà l’exemple de ce qu’était ma détermination. Tout était prétexte à la lutte et aux revendications. J’étais un insoumis, un irréductible. L’administration avait quelques soucis face à ma volonté de ne jamais plier.
Durant cette année 1988, je pus constituer un dossier de transfert et c’est en fin d’année que je fus transféré au centre de détention de Melun, un établissement pour peine. J’arrivais dans cette nouvelle prison avec, il faut bien le dire, un sale dossier.
Je passais en audience devant le sous-directeur, qui recevait les arrivants ; selon lui, j’étais un véritable poison !
Cela n’allait pas être facile de changer mon image !
Le CD de Melun avait bonne réputation, comparé à d’autres prisons. On y obtenait plus facilement qu’ailleurs des permissions de sortie. Il fallait pour cela être à mi-peine. Étant dans ma cinquième année, je pouvais espérer faire une demande pour la fin de l’année. Cela devint mon seul objectif. Je devais faire preuve de bonne volonté.
En prison, la seule manière de la montrer, c’est de travailler. C’est un gage de réinsertion. La liberté était à ce prix. Je devais rentrer ma rage, faire semblant, malgré le sentiment d’avoir subi une injustice. Intérieurement, je n’acceptais pas ma peine, j’étais toujours en révolte.
Je demandai audience au sous-directeur, celui-là même qui m’avait traité de « poison », afin de lui exposer mon désir de travailler et de faire amende honorable. Il refusa, ne me faisant pas confiance. C’est en insistant longuement et après plusieurs entretiens qu’il finit par me donner un travail d’auxiliaire. Je servais le repas dans une coursive.
Le but était maintenant de jouer finement.
Je pris donc mon boulot à cœur. Ma coursive était la mieux entretenue. J’installais des boîtes de conserve en guise de cendriers. Les douches étaient javellisées quotidiennement. Tout était toujours impeccable et je ne laissais jamais la place aux moindres reproches. Je me savais observé.
Il était important de ne pas montrer de relâchement. Mon comportement avait changé du tout au tout. Pas un mot plus haut que l’autre durant des mois.
Le président Mitterrand donnait régulièrement des grâces présidentielles, ce qui remplaçait celles que je n’avais jamais obtenues durant mes années de détention, pour cause de discipline.
Ma mi-peine en fut rapprochée. Le sous-directeur m’appela en audience. Il me proposait, après avoir remarqué mes efforts de bonne conduite, un poste plus intéressant... et de confiance... On y était !
Il s’agissait de travailler au magasin à vivres. Mon plan avait donné des résultats. J’étais en bonne voie pour demander une permission dès ma mi-peine, en fin d’année. L’espoir de retrouver la liberté me redonna le goût de la vie. Mes bilans sanguins étaient plutôt bons. De plus, je n’avais pas cessé le sport. Je m’entretenais toujours aussi régulièrement. Psychologiquement, j’avais tenu le choc de toutes ces années, malgré le fait que la mort pouvait me surprendre à tout moment...
Après l’étape des permissions, j’espérais obtenir une conditionnelle. Il fallait patienter une année ou deux.

La perm

Septembre 1989...

J’attendais fébrilement le résultat de la commission d’application des peines. Je ne voulais pas me donner de fausse joie. Je me forçais donc à croire que cette première demande de permission serait rejetée. Mais au fond de moi, je la désirais tellement ! J’avais, durant plus d’un an, travaillé, encaissé, réprimé mes envies de gueuler. Cela devait payer !
La permission fut accordée. Ce fut une grande joie, une porte s’ouvrait sur le début de la fin de ces années où la mort pouvait surgir à chaque instant. Je vivais un grand moment libérateur, comme une lourde pierre tombale, pesant sur le corps, que l’on retire d’un seul coup. Je voyais à nouveau la couleur bleue du ciel... On m’avait accordé cinq jours de permission, cinq jours de liberté....
Cinq ans que je n’avais pas mis les pieds dehors, l’eau avait coulé sous les ponts. Le temps était passé si vite durant ces années de béton ressenties au plus profond de ma chair...
Comment allais-je réagir dès ma première bouffée de liberté ? Demain à neuf heures je franchirai la porte d’entrée, ou la porte de sortie ?
Questionnements et réflexions me firent coucher très tard... C’était un nouveau départ, une nouvelle naissance...
Quand le malheur avait-il décidé de me laisser un peu de répit ?
L’aube arriva très vite, je n’avais dormi que trois ou quatre heures.
Je pris un petit-déjeuner, impatient et pensif. Je faisais les cent pas tel un lion dans sa cage, prêt à bondir sur sa liberté naguère perdue.
Vers 8 h30, un surveillant vint me chercher et m’accompagna jusqu’au bureau du greffe pour prendre ma feuille de route et quelques documents provisoires d’identité nécessaires en cas de contrôle.
Je franchissais les grilles et les portes allégrement, léger comme un courant d’air...
Vite, vite, foutez-moi dehors ! Me disais-je intérieurement...
La porte s’ouvrit enfin, je fis un pas, puis deux, je vis ma mère qui m’attendait, souriante comme si c’était le plus beau jour de sa vie...
Mon grand frère était là aussi, près de sa voiture.
Je serrai ma mère dans mes bras, je serrai la main de mon frère et finis par l’embrasser.
Il faisait beau, le temps était clair, lumineux. Je levai la tête au ciel et pris une grande et profonde respiration, me remplissant les poumons de cet air libre et frais.
J’étais libre ! dehors après des années d’enfermement.
Mon corps en était tout tremblant ; c’était tellement puissant...
Je montai à l’arrière de la voiture, mon frère nous ramenait à la maison.
Le paysage, les villes, la vie défilaient ; ma mère me demanda si ça allait, je répondis oui, mais mon esprit s’imprégnait de toutes les images que je percevais, les couleurs, les odeurs. Tout se mélangeait à l’intérieur comme une ivresse de cette dose forte de sensations indescriptibles, teintées de joie mais aussi d’amertumes.
On arriva à l’appartement familial que je ne connaissais pas, je m’abreuvais de tout et j’en étais déstabilisé, troublé...
Je découvris une petite sœur et un petit frère qui avaient grandi. J’avais loupé tellement de choses, comme si je sortais d’un long sommeil. J’étais décalé face à tant de changements, tout était transformé : les villes, les voitures, les gens... L’époque.
Ou peut-être était-ce moi qui avais changé ? Au fond, je n’étais pas à l’aise.
Après un repas en famille où je découvrais les uns et les autres, je décidais de sortir un peu prendre l’air. J’avais besoin de m’imprégner de la vie qui m’avait tant manqué derrière les murs.
Mon frère m’accompagna jusqu’à un centre commercial, j’en profitais pour parler un peu avec lui...
Il travaillait et vivait avec une fille qui attendait un enfant... Oui, la vie s’était écoulée et les gens avaient construit leur vie... Nous arrivâmes au centre commercial et je fus un peu étourdi par les mouvements de la foule et la différence, la diversité de toutes ces personnes qui allaient et venaient...
Des enfants jouaient ou accompagnaient leurs parents. Depuis combien de temps n’en avais-je pas vu ou entendu...
Toutes les filles me semblaient attirantes, mon regard s’attardait sur elles, sur leurs physiques, leurs sourires...
Moi, personne ne m’attendait, j’étais seul dans cette foule venant d’un lieu perdu, loin de cette vie, loin de toute cette activité débordante...
Je n’étais qu’une sorte de « touriste » venant d’un autre monde, celui de la privation, de l’oppression, de la douleur, de la souffrance, de la violence qui métamorphose les hommes. Chez divers commerçants, je me rendis compte que je ne savais plus vraiment communiquer. J’éprouvais des difficultés à m’exprimer. Je ressentais un trouble profond.
En fait, j’avais perdu les automatismes liés au relationnel. J’avais vécu comme un sauvage durant des années et j’en ressentais les conséquences. Ma vie n’avait été faite que de violence. J’étais « dressé » par cette même violence.
C’est à cet instant que je me rendis compte de ce que la prison pouvait causer comme dégâts sur l’esprit. J’étais amer et cette première permission se transforma vite en révélateur d’une immense déchirure entre moi et les autres.
J’en avais pris un sacré coup ! La prison m’avait bien cassé. Ce fut une grande claque qui me réveilla douloureusement de mes illusions. C’était le « sang issue », jeu de mots terrible...
Je ne pouvais apprécier la vie puisque de toute manière elle serait écourtée. Mon espérance en avait été ébranlée. Plus rien ne tenait debout. En vérité, je m’étais construit un avenir factice, j’avais rêvé. J’avais fondé mon espoir sur l’avenir, alors que je n’en avais plus. De toute manière, j’espérais quoi ? Une rémission, un miracle ?
J’allais crever, que cela soit dedans ou dehors ! Pas de vie de famille, pas d’amour, pas de tendresse, pas d’enfants.
Et toutes ces années que l’on m’avait volées. C’était là « ma vie ».
Le choc fut terrible et j’arrêtai dès cet instant de me voiler la face.
J’étais malade et il me fallait en tenir compte. Mon destin convolait toujours avec le malheur et la mort.
Le retour à la prison fut pénible. Dès mon arrivée, je cessai le travail et restai deux jours à méditer sur le bilan de cette permission. Il se révélait plutôt négatif. Au fond de moi, la décision était prise : j’exercerais une vengeance contre ceux qui m’avaient fait perdre toutes ces années.
Contre ceux qui refusèrent la distribution des seringues pour les toxicomanes pour freiner l’épidémie du sida.
Contre ceux, plus tard, qui pour le profit contaminèrent les hémophiles, hommes, femmes et enfants...
Je lutterais contre cette société criminelle.
Ma haine des institutions se fit plus forte encore.
L’idée de me mettre en « cavale » mûrissait en moi. Je déposai tout de même ma demande de libération conditionnelle, histoire de ne pas éveiller les soupçons sur mes véritables intentions. Je n’aurais, de toute manière, pas supporté d’attendre plus longtemps. Je n’avais plus rien à perdre : sauf mon temps, temps que l’on me volait en toute impunité.

Première cavale

Mars 1990...

On m’accorda une permission de dix jours. Je me mis en cavale et ma vie s’embrasa.
Ce qui pouvait paraître paradoxal dans mon cas, c’est le fait que je devais faire l’apprentissage de la délinquance, cela après cinq années passées derrière les barreaux.
J’avais la rage, mais aucune véritable expérience en matière de survie en cavale. Rien à voir avec les petites « magouilles » que j’avais pu faire avant mon incarcération.
Bref, il me fallait vite trouver une solution, car avec cet handicap certain, j’allais vite me retrouver en difficulté.
De plus, j’avais été écarté du système social suffisamment longtemps pour que son fonctionnement, ses repères m’échappent. N’anticipant pas vraiment et étant inadapté, j’étais confronté à un tas de problèmes qui ne facilitaient pas ce début de cavale. Rien n’était rôdé ni structuré.
J’allais à l’aventure, avec mon inexpérience.
C’est là que résidait le danger car il fallait, pour tenir et rester en liberté, trouver un moyen illégal de subsistance, une planque, de faux papiers, etc.
Imaginez l’ampleur de la tâche pour quelqu’un n’étant pas au fait en matière de délinquance.
J’avais pensé pouvoir me débrouiller seul mais je me retrouvais vite face à de gros problèmes d’ordre purement matériel. Pourtant, si je voulais survivre, il me fallait réagir au plus vite, d’une manière ou d’une autre.
Un des facteurs les plus importants dans la réussite d’une cavale, ce sont les « relations ».
En fait, tout a véritablement commencé le jour où, étant dans l’embarras, je me décidai à appeler un ami connu en détention. Je le rencontrai et l’informai de ma situation précaire. Il me prit en main. Il m’initia au « boulot », me présenta à quelques gens « sérieux », en manque de « soldats ». Je reçus mon outil de travail, un « 38 », ainsi que quelques premières missions.
C’est ainsi que je mis le pied à l’étrier.
En quoi consistait le boulot ?
Rien de bien extraordinaire : recouvrement, protections, intimidation... il fallait en passer par là pour manger et assurer sa cavale.
Il y eut ensuite quelques cambriolages et vols en tout genre. L’évolution des délits allant vers des actes de plus en plus répréhensibles. Tout se faisait progressivement, mais rapidement.
Je semblais donner toute satisfaction à ceux qui m’« employaient ». Mon ami, qui s’était porté garant, était soulagé car, dans ce milieu, on n’a pas intérêt à se tromper sur le bonhomme !
En fait, j’avais pris tout cela au sérieux. J’étais appliqué dans ce que l’on me demandait de faire. Au bout de deux, trois mois de sales boulots, on finit par me « tuyauter » sur une « affaire ». Ce fut un succès. La confiance quant à mes qualités et aptitudes ne pouvait plus être mise en doute, et les affaires se succédèrent avec de plus en plus d’assurance dans leur exécution.
Mon ami continuait à me parrainer toujours auprès de quelques personnalités. Il connaissait tout le monde. Tout allait pour le mieux. L’argent commençait à rentrer. Je m’étais très vite adapté à cette nouvelle conception de l’existence qui fait du vol une bonne action.
Tout était allé si vite que je finis par me demander si je n’avais pas de prédispositions pour ce genre de vie. Car j’en étais là ! J’étais devenu un « bandit », comme d’autres passent leur CAP en plomberie. Il m’est difficile d’évoquer les choses que j’ai pu faire durant cette période sans impliquer d’autres personnes et m’attirer les foudres de la justice.
Donc, je m’en abstiendrai. Ceci dit, ce que je peux dire, c’est qu’il y a eu de drôles de montées d’adrénaline...
Étant évadé de prison, on aurait tendance à croire que l’on est activement recherché. Ce n’est pas tout à fait le cas, du moins pour les évadés permissionnaires. On est inscrit au terminal. Une enquête est menée auprès de la famille du détenu et c’est terminé. Bref, ce n’est pas une priorité et avec une bonne « doublette » (faux papiers), en l’occurrence l’identité de mon frère, on passe les contrôles en toute tranquillité. Il n’y avait que sur les prises de risques que les choses pouvaient mal tourner. Mais ça, c’étaient les aléas de la vie de voleur. C’est donc sereinement que je vivais cette cavale. J’avais pris un studio dans une cité résidentielle, en région parisienne. J’avais de l’argent, une voiture, un alphapage pour être joint niveau boulot. Tout était parfait.
En six mois, je m’étais construit une autre vie. J’oubliai la taule, la justice, les flics, les skinheads, la mort...
J’étais devenu quelqu’un d’autre et le rythme effréné de ma vie m’empêchait de trop penser au passé ou à l’avenir.
J’avais vingt-quatre ans. J’étais métamorphosé.
Cette vie de petit voyou était une façon d’assouvir ma vengeance contre une société que je haïssais et à laquelle je ne pardonnerai jamais.
Comme chacun sait, toute chose à une fin. Ce fut le cas pour cette cavale.

À suivre...
Laurent JACQUA
« Le blogueur de l’ombre »