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Date : 27-11-2006

(2006) Blog 23 " Lettre à Mr Bernard Kouchner "

Mise en ligne : 28 novembre 2006

Dernière modification : 10 décembre 2006

Texte de l'article :

Laurent JACQUA
Maison Centrale de Poissy
17 Rue Abbaye
78300 POISSY

"Lettre à Mr Bernard Kouchner"


Entraves

Art. 720-1-1 du c.p.p (L. N° 2002-303 du 4 mars 2002) Dite loi Kouchner
"La suspension de peine peut également être ordonnée, quelle que soit la nature de la peine restant à subir, et pour une durée qui n’a pas à être déterminée, pour les condamnés dont il est établi qu’ils sont atteints d’une pathologie engageant le pronostic vital ou que leur état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention, hors les cas d’hospitalisation des personnes détenues en établissement de santé pour troubles mentaux.
La suspension ne peut être ordonnée que si deux expertises médicales distinctes établissent de manière concordante que le condamné se trouve dans l’une des situations énoncées par l’alinéa précédent."

Monsieur Bernard Kouchner,

Le 19 octobre dernier ma demande de suspension de peine a été une nouvelle fois rejetée parce que deux expertises disent que je ne suis pas assez malade, pas assez mourant, pas assez affaibli, pas assez à l’agonie pour sortir de prison. J’en conclus donc que cette loi n’est pas faite pour les malades, mais qu’elle n’est réservée qu’aux détenus en fin de vie.
L’application de la loi sur la suspension de peine telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui est un véritable scandale et une honte contre laquelle je proteste de toutes mes forces dans ces mots que je vous adresse.
En effet, c’est la première fois qu’une loi de la république prône l’anéantissement pur et simple de l’espérance de vie de prisonniers atteints de pathologies graves, puisque les instances judiciaires n’acceptent d’accorder les suspensions de peines que lorsqu’elles sont sûres, grâce aux expertises médicales, de l’agonie du détenu.

Monsieur Kouchner cette loi mortifère et criminelle entache votre nom d’ignominie. Je ne peux pas croire que vous puissiez laisser faire cela et que vous acceptiez que ce texte soit autant détourné de son esprit premier et qu’il soit appliqué d’une façon aussi dure et inhumaine.
Comment peut-on encore oser prétendre que c’est une loi humanitaire, puisqu’elle consiste à attendre que les conditions de détention dégradent suffisamment la santé des détenus les plus faibles pour que l’on daigne enfin les libérer pour les laisser mourir à l’extérieur sans aucune chance de guérison.
Mais de quel humanisme s’agit-il là ?
Laissez moi donc, par cette lettre, vous décrire l’inhumanité concrète de ce que vivent et subissent les sidéens incarcérés auxquels on refuse la suspension de peine sous prétexte qu’ils sont encore trop bien portant.
Tout d’abord, lorsque vous êtes atteints d’une maladie aussi grave, vous avez en vous cette angoisse permanente de la mort qui rôde et qui n’attend qu’un moment de faiblesse de votre organisme pour frapper.

Durant des années, les longues peines comme moi attendent cette promesse d’agonie en tournant en rond dans leurs têtes, dans leurs cellules ou dans leurs promenades en ne pensant plus qu’à ça, au point qu’elle en devienne une obsession, une phobie, une torture, un tourment, une hantise qui finit par vous ronger l’esprit et la raison. Tout cela constitue une double peine qui n’est absolument pas prise en compte par les J.A.P.
Vivre un sida ou une séropositivité en détention est une épreuve terrible sur le plan psychologique et physique car il faut affronter toutes les contraintes dues à l’enfermement au quotidien, cacher ses symptômes, dépérir lentement, mourir en silence, avaler des dizaines de comprimés toute les douze heures, ressentir les terribles effets secondaires des tri- thérapies, supporter les manques de soins chroniques, patienter des mois, des années avant de voir un spécialiste ou de subir une intervention chirurgicale, vivre les multiples humiliations qui s’exercent lorsque, pour aller à l’hôpital, on vous fouille à poil, on vous fait marcher avec des entraves et que lors de la consultation, au mépris du respect du secret médical, policiers et gardiens apprennent que vous êtes sidéen, perdre ses dents parce que celles-ci ont mal été soignées, lutter contre les agressions du stress et des angoisses, encaisser les carences alimentaires du régime carcéral qui ne font qu’accroître l’affaiblissement du système immunitaire, soigner les affections opportunistes, endurer le manque d’hygiène, la promiscuité, l’insalubrité, subir les placement au cachot ou à l’isolement, résister à l’exclusion, affronter la solitude et le manque affectif, trouver une raison de vivre pour ne pas en finir, taire son désespoir, tenir pour ne pas sombrer dans la dépression... Je pourrais ainsi énumérer durant des heures la somme de toutes ces iniquités, indignités, souffrances et douleurs, qui font de la vie d’un séro-prisonnier un enfer.

Alors comment ne pas vous exprimer ma révolte, ma colère, mon indignation lorsque l’on me refuse, comme à bien d’autres, l’application d’une loi qui a pourtant été créée pour que soit respectée la dignité des malades incarcérés et que soient prises en considération leurs pathologies totalement incompatibles avec le maintien en détention.
Comment ne pas être scandalisé lorsque cette loi fut utilisée pour libérer quelques hommes puissants, pour des raisons politiques ou financières, tandis que nous, les déshérités de la justice, nous ne sommes condamnés qu’à attendre la mort au fond des cachots ? Comment accepter qu’une société moderne et civilisée tolère de telles dérives dans l’interprétation de ses textes de loi ?

C’est la raison pour laquelle je demande à ce que les pathologies graves soient considérées et reconnues à part entière comme suffisantes pour que soit appliqué l’article 720-1-1 du code de procédure pénale qui dit précisément que "La suspension de peine peut également être ordonnée, quelle que soit la nature de la peine restant à subir, et pour une durée qui n’a pas à être déterminée, pour les condamnés dont il est établi qu’ils sont atteints d’une pathologie engageant le pronostic vital ou que leur état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention".

Je vous rappelle Monsieur Kouchner que je n’ai pas été condamné par la justice à dépérir entre quatre murs par la faute des conditions de détention, que je n’ai pas été condamné par la justice à effectuer une peine humiliante et dégradante, que je n’ai pas été condamné par la justice à la privations de soins, que je n’ai pas été condamné par la justice à mourir dans l’indignité, que je n’ai pas été condamné par la justice à subir toute l’horreur d’une peine de mort lente.
Je crois que c’est bien pour éviter toutes ces situations intolérables que le législateur que vous êtes avait proposé la loi sur la suspension de peines en 2002.
Or, malgré le grand espoir qu’avait suscité cette loi, force est de constater aujourd’hui que nous subissons uniquement la volonté répressive d’un système judiciaire qui n’octroie, en majorité et de préférence, des libérations que si le pronostic vital est sérieusement engagé, autrement dit, que lorsque la phase terminale est diagnostiquée avec certitude.
C’est pourquoi je demande à ce que l’on rétablisse le véritable sens humanitaire de cette loi pour donner une chance aux milliers de malades incarcérés d’être soignés et de guérir dans de meilleurs conditions sanitaires à l’extérieur et que l’on respecte enfin l’esprit et la lettre de cet article qui, à l’origine, se voulait être un progrès dans le traitement de la dignité humaine concernant les détenus atteints de maladies mortelles ou en fin de vie.

Monsieur Kouchner j’espère que vous tiendrez compte de ces mots et, que vous dénoncerez avec moi l’utilisation inacceptable de votre loi afin que celle-ci ne soit plus exercée d’une façon aussi restrictive et infamante.
C’est une question de vie ou de mort pour les milliers de prisonniers malades actuellement maintenus dans des conditions indignes des prisons françaises.

Je vous prie d’agréer, Monsieur, mes salutations les plus distinguées.

À bientôt sur le BLOG pour la suite...

Laurent JACQUA,
"Le blogueur de l’ombre"