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(2005) Marcela Iacub : Sida, se protéger de la morale

Mise en ligne : 6 mai 2006

Dernière modification : 21 août 2006

Texte de l'article :

Sida : se protéger de la morale
 
Par Marcela IACUB
mardi 11 janvier 2005

La confirmation de la condamnation à six ans de prison d’un homme qui avait transmis le sida à deux de ses partenaires a été l’occasion d’étayer une curieuse théorie de la « prévention par la répression ». Le Pr Claude Got [1] a le mérite de mettre au jour les présupposés, en termes de politique de prévention, de cette tendance à la pénalisation, et de montrer qu’il s’agit non pas d’un complément mais d’une rupture radicale avec les choix à mon avis très raisonnables du début de l’épidémie. Le raisonnement statistique du Pr Got est le suivant : il y a environ 100 000 séropositifs en France, et, dit-il curieusement, « une bonne trentaine de millions de partenaires possibles ». Face à ce risque « faible », il serait justifié de ne pas se protéger. La faute reviendrait au partenaire, celui-ci devant non pas tant mettre un préservatif que carrément avouer son état sérologique, comme le prône aussi Barbara Wagner, de l’association des Femmes positives (« la responsabilité ne peut être partagée qu’à partir du moment où l’on a connaissance de la sérologie de l’autre », le Monde, 6 janvier).

On notera d’abord que ce raisonnement, si on le prend au sérieux, oblige à appliquer un critère différent pour les relations hétéro ¬ et homosexuelles. Car on estime en France à environ un pour dix le nombre d’hommes homosexuels contaminés, sans doute plus dans la capitale. Mais surtout, si on inverse la fiction que les politiques de gestion de l’épidémie avaient jusque-là tenté de faire admettre, qu’on ne préjuge plus que tout le monde est virtuellement contaminé, mais au contraire que personne ne l’est, il est clair que, étant donné qu’on peut très bien être séropositif sans avoir développé les symptômes de la maladie, beaucoup de personnes convaincues d’avoir eu des rapports sexuels non contaminants seront les relais passifs et innocents du virus. Ou faudra-t-il considérer comme coupable aussi celui qui a eu des « comportements à risque » et a continué sa vie sexuelle dissolue ?.... Quoi qu’il en soit, on voit qu’avec un tel raisonnement, la priorité des politiques publiques ne serait plus de dramatiser le risque et de convaincre qu’il existe un moyen bien simple de protéger du sida non seulement soi-même mais aussi ses partenaires présents et futurs ¬ qui est de mettre systématiquement un préservatif. On tournerait le dos à la seule méthode de prévention à la fois commune à tous, sûre et respectueuse des libertés publiques. Il semble au contraire urgent, sachant qu’aujourd’hui 73 % des nouvelles contaminations ont lieu lors d’un rapport hétérosexuel, de tout faire pour ne pas accréditer l’idée très répandue chez les hétérosexuels que le risque est faible. Car cette idée même ne peut conduire qu’à le faire enfler progressivement. On arrivera dès lors à une situation dans laquelle il ne sera ni justifié ni raisonnable, ni même moral, de ne pas se protéger ¬ mais au prix d’un grand nombre de nouvelles contaminations. N’est-il pas souhaitable de s’éviter cette leçon macabre ?

Si maintenant on écarte le raisonnement statistique et qu’on s’en tient à l’argument moral de M. Got, les comparaisons qu’il fait n’apparaissent pas plus convaincantes. Il n’existe pour les automobilistes, hélas, aucun moyen sûr, comparable au préservatif, de se protéger de l’imprudence d’autrui. La situation serait plutôt analogue à celle d’un conducteur qui prendrait le risque de contourner une barrière ferroviaire pour traverser une ligne où les trains ne passent que très rarement, et qui, en cas d’accident, en ferait porter la responsabilité à la SNCF...

On ne peut pas plus la comparer avec l’acte d’un producteur alimentaire qui vendrait des lots qu’il sait pertinemment toxiques, voire même à celui d’un pharmacien qui vendrait des produits empoisonnés. La relation sexuelle ne peut pas être comparée à la vente ou à la fourniture de sperme ou de muqueuses dans un marché : il ne s’agit ni d’un contrat ni d’un service.

On voit par là combien est déplacée l’idée du Pr Got, selon laquelle la répression pénale serait un moyen de faire comprendre aux séropositifs qu’ils ont des responsabilités morales à l’égard d’autrui, qu’ils ne peuvent préférer leur plaisir d’un instant à la souffrance qu’ils infligent, qu’ils doivent adhérer aux valeurs d’amour du prochain et de solidarité... Car on ne peut aimer et se montrer généreux que dans la mesure où on n’y est pas obligé juridiquement. On n’est pas généreux quand on paye ses impôts, mais quand on donne quelque chose à quelqu’un qui n’est pas en droit de nous le réclamer. Si l’on pénalisait les contaminations sexuelles, on sortirait du domaine de la morale : l’Etat se porterait garant de nos déclarations sur notre état sérologique. Point de confiance non plus, car le propre de cette chose précieuse est précisément de pouvoir être trahie sans aucune sanction judiciaire. On peut bien juger moralement lamentable ceux qui prennent sciemment le risque de contaminer autrui. Mais il est plus moral de ne pas confondre le droit (en particulier pénal) avec la morale. Ces procès auraient dû être une bonne occasion de rappeler que le risque est réel et qu’il existe un moyen simple et sûr de s’en protéger.

Source : Libération 14/01/05

Notes:

[1Dans un Rebond intitulé « Sida, la répression préventive », (Libération du 7 janvier), Claude Got, professeur honoraire de médecine, écrivait que « imaginer la sanction, comme il est possible d’imaginer une contamination, est une démarche active de l’individu face aux autres, à la collectivité et à ses lois », ndlr