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(2002) L’alcoolo-dépendance en détention

Mise en ligne : 21 janvier 2003

Dernière modification : 10 avril 2005

Texte de l'article :

Tout le monde a-t-il conscience que l’alcoolo-dépendance est une urgence contemporaine ?
L’alcoolisme est un sujet récurrent dans la société française, avec des phases de sensibilité sociale très importante et des phases de banalisation, de complet mépris de la souffrance ou des problèmes secondaires liés à la consommation excessive. Cependant, on ne s’est jamais autant occupé des gens qui souffrent de problème d’alcool qu’aujourd’hui. Il y a vingt ans que je fais ce métier, au début on était pris pour des bargeots, assimilés à nos patients, les alcoologues et les alcoolos c’était pareil. Depuis, on a quand même formé deux générations de jeunes médecins, de vrais progrès ont été faits, en particulier dans les quinze dernières années. Un appareil de soin s’est mis en place. Mais, quand vous voyez l’espace que prennent les drogues illicites dans les préoccupations sociales, cela donne l’illusion qu’il y a dix fois plus d’usagers de drogues illicites que d’alcoolo-dépendants alors que c’est précisément le contraire ! Il reste ahurissant de constater le peu d’énergie dépensée pour prendre en charge les problèmes d’alcool dans les prisons, par rapport à la dimension du sinistre. Si peut-être mille personnes sont traitées par an, c’est sans rapport avec les 30 000 qui auraient besoin de soin. On a intégré l’alcool dans le champ des drogues, ce qui est d’une certaine façon très positif, au sens où l’on reconnaît à ce produit un statut nouveau : ce n’est plus seulement un objet de plaisir mais éventuellement un objet de souffrance. Quoique notre travail concerne surtout les personnes qui sont dépendantes de l’alcool, il consiste aussi à prévenir des problèmes secondaires à la consommation d’alcool : les accidents, par exemple, ne sont pas forcément le fait de gens dépendants, l’alcoolisation aiguë est aussi souvent en cause.
En même temps, cette reconnaissance d’un statut de danger lié à l’alcool s’accompagne d’une banalisation excessive du produit. Dans la société française comme dans la plupart des sociétés européennes, c’est un produit de consommation courante, il y a plus de la moitié de la population qui en consomme et parmi les consommateurs, il n’y en a qu’une minorité qui en devienne malade, bien que beaucoup d’autres soient en danger sans le savoir. On a encore trop souvent tendance à croire que ce sont des facteurs exclusivement individuels qui font que certains deviennent malades et d’autres “tiennent le coup”, alors qu’il y a aussi des facteurs sociaux de risques qu’il ne faut pas négliger.

À quoi attribuer les progrès de ces dernières années ?
La prise en compte tardive par les pouvoirs publics est due au fait que les drames liés à l’alcool étaient considérés comme n’étant que des drames privés. Or, bien que cela se passe dans le secret des familles ou entre les quatre murs du domicile - alors que les problèmes de toxicomanie sont souvent cause de troubles de l’ordre public - la gravité des actes commis sous l’effet d’alcool est bien plus importante, la plupart du temps, que sous l’effet de drogues illicites : la conscience de la dimension sociale, à la source et dans ses conséquences est donc de mieux en mieux prise en compte.

Pourtant la répétition des drames donne l’impression d’une amnésie collective, nous intéresserions-nous davantage aux événements tragiques qu’à la routine meurtrière ?
Oui, on s’habitue moins facilement au crash d’un Boeing 747, isolé, qu’à une série de mini crashs perpétuels comme les accidents de la route dans lesquels la responsabilité de l’alcool est engagée et le nombre de morts incroyablement supérieur (N.D.L.R. : à cette liste macabre quotidienne impliquant l’alcool, il faudra ajouter toutes les maladies mortelles, les homicides, les déchirements familiaux, les pertes d’emplois...). On estime actuellement la mortalité liée à l’alcool en France à 45 000 morts par an. Des faits divers fréquents viennent rappeler le rôle de l’alcool dans des passages à l’acte terrifiants.

Qu’est-ce qui est recherché dans l’alcool, le fait qu’il désinhibe et donne du courage ou au contraire qu’il permet de s’abandonner, de se perdre ?
On peut commencer par dire que le fait d’être alcoolisé augmente la probabilité d’être victime et plus encore si deux personnes alcoolisées sont confrontées ; les gens ne sont pas raisonnables quand ils ont beaucoup bu, ils interprètent comme agressifs des signaux qui ne le sont pas forcément. Deux personnes alcoolisées vont être emportées dans une suite de réactions en chaîne, d’augmentation réciproque de l’agressivité, qui va amener à l’acte violent où la victime aurait pu tout aussi bien se retrouver l’agresseur et réciproquement.

Pourrait-on considérer que ces personnes n’auraient pas tué si n’y avait pas eu alcool ? Ont-elles ont pris de l’alcool dans une pulsion de tuer ou est-ce un concours de circonstances dans lequel on ne sait pas dissocier la cause de la conséquence ?
Il y a quelques personnes qui s’imprègnent d’alcool pour “se donner du courage”. J’ai plus souvent rencontré cela chez les gens qui font des tentatives de suicides ou qui ont peur avant de commettre un cambriolage - et là ils utilisent l’alcool comme un anxiolytique ou un désinhibiteur. En revanche, chez les gens qui ont commis des meurtres sous l’influence de l’alcool, on constate que le passage à l’acte est quelque chose d’extrêmement déraisonnable. Il n’est pas programmé, il est lié souvent à un conflit ancien, qui aurait pu prendre d’autres tournures que celle du passage à l’acte meurtrier. L’alcool vient enlever l’ensemble des instances psychiques qui font qu’on ne commet pas habituellement de violences graves.
Une des difficultés avec l’alcool, c’est que d’une part il n’a pas les mêmes effets sur les toutes les personnes, et que selon l’intensité de l’imprégnation les effets sont très variables. Très alcoolisés, certains sont dans le coma ; un peu avant, ils sont dans un état de faiblesse avec incapacité de réagir ; c’est dans l’état qui précède cet affaiblissement général de l’organisme, que j’appelle une “ psychose d’origine toxique ” qu’on peut voir, comme dans les cas de psychose aiguë, décupler la violence et la puissance physique : si l’agresseur peut quelques instants avoir ses forces décuplées et la victime ses forces diminuées du fait de l’alcoolisation, alors le risque d’une issue fatale est grand.

Qui rencontre-t-on en prison ?
La dernière étude faite en France, déjà assez ancienne, indique qu’environ 40 % des délits ont un rapport avec l’alcool en terme de facteur favorisant la commission de l’acte. Les incendies volontaires, par exemple, sont très souvent commis en état d’ivresse. Cela augmente dans les cas d’actes contre les personnes, les violences, les homicides, les viols : la liaison de ces catégories de crimes avec l’alcool est une chose connue depuis des décennies. On approche de 60 à 80 % selon les catégories d’acte. Nous ne savons pas quel sens réel ont ces chiffres, parce qu’ils ne parlent pas des gens qui commettent les actes mais des gens qui sont arrêtés pour les avoir commis. Il faut se méfier de ces chiffres car le fait d’être dépendant de l’alcool est aussi un bon moyen de se faire repérer et donc de se faire attraper : les représentations sociales sont en défaveur des gens qui ont des problèmes d’alcool et jouent dans le sens d’une plus grande probabilité d’une décision d’incarcération.

La présence de drogues légères et même dures est manifeste en prison, cela circule et se vend, mais on ne sent pas autant la présence de l’alcool ! ?
Il y en a ; il n’est pas très sorcier de s’en fabriquer dès qu’on a un peu de savoir-faire biologique, avec de la levure. On peut aussi y consommer des parfums, des after-shave, mais il est vrai que c’est bien plus simple dans les établissements pénitentiaires à l’heure actuelle d’avoir du cannabis ou des opiacés ; ces derniers sont prescrits - à juste titre - à des fins de substitution, et sur qui est prescrit, une petite partie est diffusée dans la population carcérale à des fins de consommation. Mais c’est la même chose “en ville”. En revanche, on peut difficilement poursuivre sa dépendance physique à l’alcool : il est difficile d’en consommer de façon continue. De toute façon, la question qui nous préoccupe n’est pas la consommation mais la dépendance, car même si on est privé du produit, on n’est pas en mesure de s’en séparer, psychiquement parlant, justement parce qu’on n’est pas libre de choisir de ne plus en prendre.

Parlez-nous de l’APECAPP
L’association est née en octobre 1990 à l’initiative de cliniciens et de chercheurs exerçant dans le monde carcéral et sensibilisés à la problématique alcoologique. L’intuition de départ était l’existence d’une relation entre consommation d’alcool et inclusion dans le circuit pénal.
L’enfermement provoque une sidération du travail psychique. Le détenu doit s’adapter à la privation de liberté qui ne concerne pas uniquement ses allers et venues, mais aussi ses horaires, activités, et prises de décisions. Le temps est circulaire, marqué par la répétition. L’entrée en prison est aussi pour les alcoolo-dépendants l’occasion d’un sevrage brutal et forcé. Mais la prison n’est pas un lieu de “cure”. “L’absence” d’alcool en prison peut laisser croire à une abstinence, qui n’est que de surface ; on peut constater que la dépendance psychologique persiste. Un réel travail d’abstinence ne peut se faire que par choix et en présence d’alcool. En témoignent de nombreux récits de rechute suivant des incarcérations et des périodes d’abstinence parfois très longues, d’une décennie ou plus. La sortie amène des changements profonds dans la perception de la réalité, le passage se fait brutalement du temps circulaire au temps linéaire, ces moments sont déstabilisants et sources d’une angoisse importante.
On peut craindre alors le recours à l’alcool pour ses vertus anxiolytiques. L’association de l’ivresse à la liberté fait également partie des représentations bien ancrées chez les détenus.

Les besoins d’intervention sont quantitativement énormes, comment faites-vous pour y pourvoir ?
À l’APECAPP, on essaie d’être raisonnables, selon les établissements. On n’est pas dans la prévention, on est dans le soin, on s’adresse à des gens qui sont déjà malades. Si 80 000 à 90 000 personnes passent chaque année par la prison, il y en a entre 20 000 et 30 000 qui ont des problèmes avec l’alcool, et nous sommes très peu d’alcoologues dans les établissements pénitentiaires : il faut une approche “ extensive ”. On pourrait tout à fait se consacrer à 10 personnes et être très contents de les avoir aidées, mais si c’est au prix d’en laisser 250 sur le carreau ! Il faut donc faire un peu de la médecine de masse, ce qui n’est pas très facile à prendre comme tournant, nous ne sommes pas formés pour ça. Néanmoins, faire léger ce n’est pas forcément faire mal, à plusieurs conditions : s’intéresser à la situation concrète des gens, à leur motivation au changement, se servir du choc qu’est l’incarcération - qui oblige un peu à se poser des questions sur soi-même et qui laisse du temps pour ça... On doit insister sur l’importance de s’appuyer sur les motivations au changement du sujet, qu’on ne se contente pas d’attendre mais que l’on va rechercher avec lui, en lui donnant la conduite pratique de son traitement.

Comment repérez-vous les personnes dépendantes ?
Chez les entrants en maison d’arrêt, il y a un homme sur six qui est physiquement dépendant de l’alcool. C’est très important de le repérer dès son entrée pour éviter les syndromes de sevrage : tremblements, sueurs, agitation, anxiété, et dans le pire des cas une crise d’épilepsie ou un delirium tremens. Ce sont des événements graves. L’arrêt de l’alcool est un moment dangereux, on peut en mourir - on ne meurt pas d’un manque d’opiacé. On en “ bave des ronds de chapeaux ” mais on n’en meurt jamais. Pour le sevrage alcool, le traitement est simple et bien établi, encore faut-il avoir repéré la situation le plus tôt possible. Le dépistage est plus souvent systématique dans les établissements dans lesquels l’APECAPP intervient : dans certains établissements, on le fait avec un petit questionnaire simple : on a évalué que quatre questions suffisent pour repérer à peu près 90 % des gens qui ont des problèmes d’alcool.

Le disent-ils volontiers ?
Oui, il y a habituellement très peu de “ déni ” en prison sur ce point, contrairement à ce qu’on voit “en ville”. Les personnes qui nient sont celles qui sont condamnées pour conduite en état d’ivresse : celles-là disent le plus souvent qu’elles n’ont pas de problème avec l’alcool ! Les autres ont plutôt tendance à mettre en avant leur alcoolisation, en espérant plus ou moins consciemment que cela soit pris en compte comme une circonstance atténuante (ce qui n’est pas le cas évidemment à l’heure actuelle).

Qu’est-ce que les détenus attendent de vous ?
La première action qu’on leur propose est l’échange d’information, sur ce qu’est la dépendance, les effets de l’alcool, son rôle dans le parcours individuel, en particulier vis-à-vis de la justice. On essaie d’amener les sujets à aborder l’idée qu’on peut changer son statut vis-à-vis de l’alcool.
La deuxième action est l’évaluation précise de la pathologie : ce n’est pas la même chose de s’occuper de quelqu’un qui est très détérioré sur le plan psychique ou très détérioré sur le plan physique ou bien qui a une pathologie psychiatrique lourde sous-jacente, une consommation multiple de produits, etc.

Comment passez-vous de l’entretien d’évaluation, lors duquel c’est vous qui êtes demandeurs, au travail de motivation, où c’est à la personne de formuler la demande de changement ?
Effectivement, dans le programme que l’AFC a décidé de soutenir, le travail sur la motivation est central : cela signifie que ce n’est pas le docteur qui décide mais la personne, et si elle le fait, c’est qu’elle trouve des raisons de le faire. Il faut donc essayer de mettre à jour les motifs d’un changement de statut vis-à-vis de l’alcool du point de vue du patient, et ce ne sont pas des choses forcément simples. Lorsque les détenus ont fait part de leur décision de poursuivre après la première évaluation, des séances commencent, qui regroupent des interventions autour de trois principaux domaines :
- l’apprentissage de stratégies pour faire face à l’envie de boire,
- la reconnaissance et la gestion des sensations et des affects,
- l’entraînement aux communications sociales et à l’affirmation de soi.
Les stratégies de prévention de la rechute passent par diverses étapes, la reconnaissance des situations à risque, la réaction à l’invitation à boire, l’application d’un plan d’urgence en cas de consommation excessive, la recherche d’activités gratifiantes occupant la place de l’alcool dans la vie du sujet (vivre une abstinence plaisante au lieu de la vivre comme une perte).
Ensuite sont traitées les émotions liées à l’envie de boire, les liens entre l’alcool, la colère, la violence, la question de la légitimité, avec une réflexion sur la confiance en soi et en ses capacités, ainsi que sur ses relations aux autres, aux critiques, etc.

Le soin aura-t-il le même impact si leur motivation prend les habits d’un message vers l’institution, le juge par exemple ou si elle est sincère et personnelle ?
C’est comme ça la vie : si on devait seulement attendre d’avoir des motivations personnelles pour changer, on attendrait longtemps, voire éternellement... À partir du moment où le soignant ne se met pas du côté du juge, mais du côté du patient, à partir du moment où la consultation est parfaitement étanche, qu’il n’y a absolument pas de compte rendu du type expertise ou même conseil à l’institution carcérale ou judiciaire, à partir du moment ou le soignant refuse d’aller dans les commissions d’application des peines et donc de se faire prendre au jeu des pronostics sur l’évolution ultérieure, à partir du moment où on se met sur ce champ-là au service des patients et pas au service de la justice, on peut tout à fait faire en sorte que d’une demande d’origine judiciaire naisse une demande personnelle. C’est notre métier d’alcoologue, en prison comme en ville : faire alliance avec nos patients. Même quand on exerce l’alcoologie en ville, les gens peuvent arriver un peu coincés par leur employeur, leurs conjoints, leurs enfants, la justice éventuellement déjà.

Vous dîtes qu’on ne peut pas faire évoluer son rapport à l’alcool dans l’abstinence forcée, qu’on ne peut progresser qu’en présence de l’alcool. Comment faire alors quand la personne est en prison, qu’elle n’y a pas accès ?
Cela paraît effectivement une anomalie : je ne me suis pas réjoui qu’on ait interdit l’alcool en prison depuis 1995, parce qu’effectivement, cela sidère complètement le travail psychique par rapport à lui. Il faut savoir que les gens rechutent pour deux raisons :
1. Quand ils entreprennent une démarche, ils ont envie, non pas d’arrêter de boire mais de “ boire comme tout le monde ”,
2. Chez eux, du fait de leur dépendance, le fait de boire un peu les amène à boire beaucoup ; ils n’ont pas le contrôle de leur alcoolisation et ils semblent l’avoir perdu, sinon d’une façon définitive, du moins d’une manière très prolongée. Huit ans, dix ans, vingt ans d’arrêt d’alcool ne leur redonne pas pour autant la capacité de contrôler leur consommation. Ce n’est pas nous qui inventons les caractéristiques de la dépendance, c’est comme ça. Les gens qui ont été dépendants et qui reprennent une consommation contrôlée sont une très petite minorité. Pour tous les autres, boire relance un processus, le désir récurrent de boire. Ce qu’on appelle, en terme technique, l’appétence.

Est-ce le désir de boire ou celui d’avoir bu ?
Parler du désir de boire, c’est une façon très globalisante de dire que les gens ont envie de l’effet de l’alcool. L’objectif de la démarche alcoologique, c’est faire que les personnes parviennent à se “ réguler ” dans leur fonctionnement psychologique autrement qu’avec l’alcool : ainsi, quand elles décident d’arrêter de boire, elles doivent trouver d’autres réponses aux “ stimuli de l’appétence ”. Les stimuli sont aussi bien internes qu’externes : l’anxiété, ou au contraire l’exubérance, des situations inhibantes, des situations avec de forts rituels sociaux (les pots, le nouvel an, le PMU..). En prison, ils vont changer leur comportement (et pour cause) mais ils ne vont pas pour autant perdre ce mode de fonctionnement psychique, qui ne devient que sous-jacent, suspendu. Certains vont même mettre un point d’honneur à ne pas changer leurs valeurs, leur fonctionnement psychologique...

Le rapport aux proches, aux familles, est sûrement déterminant ?
Absolument. On n’a peu de moyen d’accès aux familles dans les établissements pénitentiaires, pourtant il est nécessaire d’intégrer d’une façon ou d’une autre les proches à la dynamique de changement, pour éviter qu’il y ait trop de résistance du système familial aux évolutions en question. Les systèmes familiaux des patients incarcérés que je vois sont souvent très très rigides (car très marqués par des années de galère), on finit quelquefois par suggérer au futur “ sortant de prison ” de trouver le moyen de s’en éloigner. Mais travailler sur son environnement affectif, même si cela paraît raisonnable (beaucoup de jeunes adultes de 25-35 ans sont encore chez leurs parents, par exemple) ne peut se faire qu’en construisant un projet plus général, associant démarche de soin et démarche sociale.

Comment se passe la confrontation avec l’alcool à la sortie ?
Ils n’ont pas besoin qu’on les incite à une confrontation, une de leurs premières préoccupations en général c’est de “ s’en prendre une bonne ”, et c’est ce qu’ils font. Au point que si cela se passe lors d’une “ permission de sortir ”, ceux qui reviennent alcoolisés de permission risquent de compromettre leur dynamique de préparation à la sortie : on y regarde à deux fois avant de leur en donner une nouvelle.

Il vaut pourtant mieux qu’ils y retouchent aussi rapidement que possible pour savoir de quoi on parle...
C’est un peu notre hypothèse de départ : puisqu’il va y avoir contact avec l’alcool, ou au moins confrontation à l’alcool, autant être là quand ça se passe. En parler et pouvoir se servir de cette expérience comme d’un élément de réactivation du travail psychologique autour de l’alcool.

Ce soin dont nous parlons est uniquement analytique et réflexif, c’est principalement du relationnel. Il n’y a pas d’action particulière, de substitut chimique ?
Le substitut chimique, cela s’appelle l’alcool. Oui, le travail est dans le champ du relationnel, du verbal, de la réflexion, avec un rôle important donné au groupe... Un lien a été établi entre l’estime de soi, l’affirmation de soi et les comportements d’alcoolisation. On cherche à susciter chez les participants la reconnaissance de l’existence d’un problème, et par là, un sentiment d’intention. On travaille à la préparation du changement envisagé. Dans les thérapies comportementales cognitives, il y a possibilité d’exposer les gens à l’alcool, de les mettre en face d’un verre, de la boisson habituelle de prédilection pour en parler. En l’absence d’alcool, en prison, il y a souvent “illusion” de contrôle. Le problème, c’est qu’on peut dire en réunion quand il n’y a pas d’alcool sur la table qu’on n’en a pas envie, il en va tout autrement dans la situation sociale des copains qui vous proposent un verre, dans la cellule familiale, dans une solitude mal vécue...

Comment faites-vous pour que les détenus/patients ne soient pas stigmatisés et veiller au secret médical ?
“Faites descendre les alcoolos !!”, quand on les fait appeler pour une réunion de groupe... ça, je l’ai déjà entendu cent fois ! Il m’arrive de dire au surveillant de faire descendre M. X pour le médical, ça suffit, il n’y a pas besoin de savoir que c’est pour l’alcoologue ; le risque, c’est que les patients ne sachant pas que c’est pour l’alcoologue, refusent en disant qu’ils n’ont pas demandé à voir le médecin. À Nanterre par exemple, où nous avons ouvert aussi une consultation de tabacologie, l’appel se fait donc maintenant pour “ l’alcoologie-tabacologie ”...

De quelles institutions dépendez-vous ?
C’est variable. Les alcoologues qui interviennent en prison peuvent dépendre des “ antennes d’alcoologie ”, qui sont maintenant des centres de cure ambulatoire en alcoologie (CCAA) en milieu carcéral (il en existe dans 4 établissements sur 185 !), dépendant des services médico-psychologiques régionaux (SMPR), à Fleury, La Santé, Rouen et Grenoble. Ailleurs les alcoologues interviennent en étant membres de l’Unité de consultation et de soins ambulatoires (UCSA - les services médicaux) ou du SMPR, ou le plus souvent maintenant, en étant salariés du CCAA voisin, qui a reçu des financements pour intervenir à l’intérieur de la prison. On essaie toujours que cela se fasse en lien avec tous les soignants et cela ne soit pas une foire d’empoigne (il y a du travail pour tout le monde !).

Que faut-il améliorer en priorité ?
• En premier lieu, il ne devrait plus y avoir d’établissement pénitentiaire sans intervention alcoologique... et pour cela il faut continuer de former des alcoologues.
• Ensuite cela ne sert à rien de faire des choses en prison s’il n’y a pas structures de relais à l’extérieur. Le traitement de l’alcoolo-dépendance est un traitement ambulatoire, il y a donc une priorité à créer partout en France des structures d’aide ambulatoire. Dans le milieu pénitentiaire on rencontre une multitude de jeunes gens de 30 ans de moyenne d’âge qui sont malades de l’alcool, et qui sont incarcérés pour des faits en rapports souvent étroits avec la consommation d’alcool : on a un double intérêt, pour eux et pour la sécurité des personnes, de faire en sorte qu’il n’y ait pas de situation d’échec personnel lié au retour à la dépendance au moment de la libération.
• Enfin, il faut vraiment favoriser tout ce qui permet les alternatives à l’incarcération. Quand on est en phase de trouble du comportement lié à une maladie curable, il faut s’occuper de la maladie curable et pas seulement du trouble du comportement. La maladie curable, il faut pouvoir l’atteindre, et si on peut le faire sans la prison et donc dans de bonnes conditions, avec les services d’insertion et de probation, dans le cadre du contrôle judiciaire, le soin est très largement optimisé.
L’APECAPP a contribué par exemple à lancer une expérience importante en cours à Besançon afin de substituer l’éducatif au pénal.

“Substituer l’éducatif au pénal...” : quelle mauvaise coïncidence avec les orientations gouvernementales !

Entretien effectué par Nicolas Frize

APECAPP
Antenne d’alcoologie
Centre Pénitentiaire de Fleury-Mérogis
154, rue Legendre 75017 Paris
Téléphone : 01 42 29 67 35 - Fax : 01 42 28 79 65

Hommes & Liberté n°120, oct-déc. 2002, pp. 60-64
revue de la Ligue des Droits de l’Homme

“ Bourse Philippe ZOUMMEROFF ”,
de l’Association française de criminologie

- Session “ 2001-2002 ” -

L’Association française de criminologie a remis le 9 septembre 2002 la “ Bourse Philippe Zoummeroff ” de soutien aux initiatives en faveur de la réinsertion des détenus à l’Association pour la Prévention et l’Étude des Conduites d’Alcoolisation des populations Pénales (APECAPP).

Celle-ci a présenté un programme expérimental de prévention de la rechute alcoolique en établissement pour peine, qui a été retenu à l’unanimité par le jury de l’AFC.

Entretien avec le Docteur Philippe Michaud médecin alcoologue, responsable du CCAA de Gennevilliers, membre fondateur de l’APECAPP.

Pour tout renseignement sur la bourse : tournier@ext.jussieu.fr