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20 L’Administration pénitenciaire : de l’opacité à la clarté

Mise en ligne : 21 décembre 2004

Texte de l'article :

Alors que l’Administration pénitentiaire a traditionnellement cultivé l’opacité, poser la question de son contrôle, du point de vue de la garantie des droits de tous les protagonistes - et bien sûr au premier chef des détenus -, constitue une demande de mutation profonde de sa logique de fonctionnement.

Le contrôle des prisons est une question brûlante, une affaire de sécurité, dans laquelle le pouvoir est chargé par la collectivité qu’il représente et régit de contenir le désordre judiciairement stigmatisé, de l’enfermer à la fois physiquement et symboliquement afin que la punition ne se déroule pas sur la place publique. Ainsi évite-t-on le risque de la « justice » privée, de la vengeance voire du lynchage, et plus subtilement le rappel permanent du scandale de l’infraction par la vue des punis.

D’un point de vue juridique et civique, l’Administration pénitentiaire se définit d’abord comme un service public : c’est fort judicieusement que la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), dans son avis du 27 janvier 2000 sur le projet de code de déontologie de l’Administration pénitentiaire, a suggéré que l’intitulé en devienne « code de déontologie du service public pénitentiaire », non seulement pour rappeler une éthique et les principes juridiques qui en découlent, mais aussi pour ne pas réduire le monde carcéral à ses acteur s purement administratifs (alors qu’avocats, médecins, formateurs, visiteurs, etc. sont impliqués dans le fonctionnement quotidien du service public pénitentiaire).

Un lieu de malaises

Mais avant d’être un service public, fort atypique au demeurant, la prison est d’abord, à l’évidence, un lieu de malaises. Malaise des détenus dès lors qu’au principe de l’emprisonnement s’ajoutent les violences non seulement d’autres détenus mais encore parfois, plus gravement, de surveillants, voire de l’institution elle-même (en ce qu’elle tolère des usages incompatibles avec le respect de la dignité humaine, au sens où l’ont entendu la Cour européenne des droits de l’homme et le Comité de prévention de la torture des Nations unies). Ce malaise résulte certes des violences subies, mais aussi du décalage entre l’affichage du but de réinsertion sociale et la réalité pénitentiaire. Malaise des personnels, pris entre le passé (pesanteurs et comportements liés à l’ancienne sociologie du corps des surveillants) et le présent, c’est-à-dire à la fois la profonde mutation socioculturelle du corps (dont la majorité des membres sont aujourd’hui au moins bacheliers) et l’évolution rapide (quantitative et qualitative) de la population pénitentiaire, reflétant l’accumulation en « bout de chaîne pénale » de tensions sociales et culturelles non résolues. Malaise des cadres dirigeants, pris eux aussi entre la tradition, faite du mélange de fort pouvoir discrétionnaire et de compromis plus ou moins avoués, et une accumulation d’innovations souvent déstabilisantes.

Malaise des magistrats : le considérable écart entre la théorie et l a pratique en matière de contrôle judiciaire sur l’institution pénitentiaire témoigne d’un évitement de responsabilités trop lourdes à porter par la seule magistrature. La justice pénale se débat déjà avec le trop-plein d’échecs sociaux et de crises familiales dont elle tire des conséquences répressives sans pouvoir y remédier ; on conçoit qu’elle renâcle à assumer de surcroît « en aval » la gestion des fortes contradictions entre le caractère opaque du monde carcéral et les exigences de l’État de droit, surtout dans des conditions juridiques et logistiques difficiles (c’est-à-dire sans détenir ni les clefs budgétaires du problème ni le pouvoir de direction du service). Que puissent en résulter ambiguïtés voire parfois impuni tés et dérives ne saurait guère surprendre. Malaise du pouvoir politique : beaucoup de responsables politiques - du moins les gardes des sceaux successifs - savaient la vérité sur l’état des prisons ; pour autant, quasiment aucun n’a pris le risque électoral de dissiper le mythe populiste des « prisons quatre-étoiles ». Plus largement, alors que les mutations quantitatives et qualitatives du monde pénitentiaire s’accéléraient, le nécessaire débat politique sur les fonctions mêmes du système n’a pas vraiment eu lieu.

Malaise enfin de la société tout entière : la prison sert avant tout de trou noir où ranger et enfermer ce qui, précisément, est noir, c’est-à-dire ce sur quoi l’on ne veut (ou parfois ne sait) faire la lumière. Face au condamné, affronter l’anormal suppose de dire clairement le normal, ce qui est pour le moins aléatoire et expose bien vite à mesurer le flou et la fragilité des frontières entre honnêteté et délinquance - pensons à la délinquance routière ou encore à la fraude fiscale. D’où la tentation de s’en remettre aux « sachants » institutionnels (experts, psychiatres) et aux pouvoirs (qui pourtant ne sont pas plus sûrs d’eux que le reste de la société). Devant ces malaises entrelacés, on ne peut que souligner la nécessité non seulement d’une humanisation des conditions de vie pénitentiaire, mais aussi d’un assujettissement plus réel du milieu carcéral au droit... La demande sociale de « relégation » des délinquants a longtemps encouragé des usages peu compatibles avec l’État de droit : reconnaissance de pouvoirs (notamment de sanction) extraordinairement étendus à ces sortes de « proconsuls aux barbares » qu’étaient les directeurs de prisons, absence de contrôle des juridictions administratives sur l’immense majorité des décisions prises à ce titre jusqu’en 1995, caractère pour le moins « formel » des contrôles judiciaires sur les établissements pénitentiaires, etc. Plus fondamentalement, on a eu tendance à considérer le monde carcéral comme tout naturellement hors du droit commun, et les détenus comme exclus de la sphère des droits de l’homme et du citoyen, comme si une sorte de mort civique de fait, de dégradation des droits, devait s’ajouter à la peine d’incarcération même lorsque les juges ne l’avaient pas décidé. Aujourd’hui encore, l’idée que les détenus doivent conserver l’exercice réel de tous les droits compatibles avec les nécessités d’une part de l’instruction (pour les détenus « en préventive ») ou de l’exécution des peines (pour les condamnés), d’autre part de la sécurité des établissements pénitentiaires, cette idée est loin de faire consensus, alors qu’elle n’exprime que la projection de l’État de droit sur le fonctionnement réel de l’institution.

Déontologie

De même l’idée d’une déontologie pénitentiaire n’a-t-elle progressé que lentement. Et pourtant le revirement du Conseil d’État en 1995 (décidant dans l’arrêt Marie de contrôler enfin la régularité des sanctions disciplinaires infligées aux détenus), la réforme subséquente du régime disciplinaire par l e décret du 2 avril 1996, les avis rendus par la CNCDH le 17 juin 1999 (régime disciplinaire des détenus) et le 27 janvier 2000 (projet de code de déontologie pénitentiaire) sont autant de signes d’une évolution vers l’application plus réelle des principes de l’État de droit. Il s’agit là d’un rattrapage, d’un alignement (encore partiel) sur le régime applicable à la grande majorité des services publics. Sans analyser juridiquement cette spécificité, on ne peut faire l’impasse sur trois constats lourds de conséquences. On sait bien, tout d’abord, qu’au sein des services publics ceux qui ressortissent à la puissance publique « régalienne » sont moins aisément que les autres assujettis au droit et respectueux des droits. Or, le service public pénitentiaire non seulement touche à la « sécurité » mais aussi fonctionne (à la différence de la police ou de la gendarmerie) en milieu fermé, ce qui expose aux dérives dès lors que le bacille de l’arbitraire prospère mieux dans l’obscurité.

Ensuite, la qualification de service public bute sur la détermination des usagers : ce terme est trop facilement associé à l’idée de « bénéficiaires » pour pouvoir s’appliquer aisément aux détenus (comme aux contribuables ou aux appelés). Se pose alors la question de savoir au service de qui précisément fonctionne la prison : de l’ensemble de la société dira-t-on, mais encore ? Si l’objectif de réinsertion n’est pas que rhétorique, l’institution carcérale doit fonctionner aussi au « bénéfice » de ses hôtes contraints, et pas seulement dans l’intérêt des victimes et plus largement de l’ordre public. Enfin, institutionnellement, le service public pénitentiaire est inconfortablement pris entre l’administratif et le judiciaire. Le Conseil d’État y voit traditionnellement un service public « à caractère administratif », dont le fonctionnement est donc contrôlable par les juridictions administratives ; mais ce service est rattaché au ministère de la justice et placé en principe sous la surveillance de l’autorité judiciaire. La coexistence des prérogatives des juges d’application des peines (mais il s ne sont que 177 pour 30 000 condamnés à la prison et plus de 100 000 soumis à leur surveillance dans le cadre de l’exécution de peines alternatives à l’emprisonnement...) et des pouvoirs très étendus des directeurs de prison illustre bien la dualité permanente de ce service public. Les contrôles internes au service public pénitentiaire se caractérisent par leur « caractère discontinu, aléatoire et superficiel », qui laisse à l’Administration pénitentiaire « un pouvoir discrétionnaire sur son organisation et sur les conditions de détention ». Concrètement, les commissions de surveillance des établissements fonctionnent dans des conditions souvent inacceptables ; certaines ne se réunissent même pas une fois par an (alors que le code de procédure pénale leur en fait obligation). Les visites réglementaires de magistrats ne sont ni assez fréquentes, ni organisées à l’improviste.

L’état des contrôles juridictionnels sur l’institution pénitentiaire n’est malheureusement guère plus satisfaisant. En pratique, la saisine du juge administratif suppose une sérénité dont beaucoup de détenus ne jouissent pas et les délais d’examen des recours sont si longs que la sanction est toujours subie depuis longtemps lorsqu’elle peut enfin faire l’objet d’une annulation contentieuse. Quant aux juridictions judiciaires, il faut bien constater que le positionnement atypique du service pénitentiaire leur interdit souvent de prendre par rapport à l’institution carcérale le recul nécessaire à la garantie des droits. On comprend aisément pourquoi s’est imposée l’idée d’« un organe indépendant habilité à recevoir les plaintes des détenus et à procéder à la visite des lieux » (Comité des droits de l’homme des Nations unies en 1979, Comité de prévention de la torture en 1993, Parlement européen en 1998). Il s’agit tout simplement de garantir la mise au jour et la cessation des atteintes à la dignité et aux droits fondamentaux des détenus même lorsque la hiérarchie pénitentiaire et les magistrats surveillant les établissements détournent (volontairement ou non) le regard.

Après une longue bataille, la Commission nationale de déontologie de la sécurité créée par la loi du 6 juin 2000 pourra finalement intervenir en matière pénitentiaire. C’est un progrès réel : elle dispose de pouvoirs d’investigation et de déclenchement de poursuites non négligeables (demandes d’enquêtes adressées aux corps d’inspection, convocation de fonctionnaires, inopposabilité d’un certain nombre de secrets, vérifications sur place dans les lieux publics et professionnels, saisine du procureur de la République et des autorités disciplinaires), et surtout elle rend public un rapport annuel et, lorsqu’elle n’est pas satisfaite des sui tes données à ses recommandations sur une affaire particulière, un rapport spécial publié au JO, ce qui, dès lors que la composition de la commission semble lui assurer un niveau convenable d’indépendance, devrait prémunir contre la loi du silence.

Toutefois, malgré les demandes des ONG, la commission ne dispose pas d’un pouvoir d’auto-saisine, et les plaintes qui lui sont adressées doivent passer par le filtre d’un parlementaire ; par ailleurs, les visites sans préavis - les seules réellement utiles - ne sont prévues qu’à titre exceptionnel. C’est dire que les résistances sont encore fortes. On voit combien la pression des ONG de défense des droits est encore nécessaire. Plus fondamentalement, même si l’opinion s’interroge aujourd’hui plus qu’hier, un travail d’information reste à accomplir sur la réalité carcérale et sur la convergence de la défense des droits des détenus et de l’intérêt bien compris de la société dans son ensemble. Plus que jamais, l’effectivité des libertés se juge « à la marge » : l’état des droits en prison en est un bon indicateur. Un contrôle qui garantisse ces droits doit enfin être assuré sur la base de la loi nouvelle. Il y a urgence.

Jean-Pierre DUBOIS, vice président de la LDH