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2 Tribune : Genèse et bilan de la loi

Mise en ligne : 19 juin 2005

Texte de l'article :

Genèse de la loi
Guy Nicolas Professeur,
ancien Vice-président du Haut Comité de santé publique (HCSP)

En 1992, l’Administration pénitentiaire était en proie à de grandes difficultés en matière de soins dans les prisons dont elle avait la charge. Par ailleurs, ces soins étaient à la charge du seul ministère de la Justice et ne cessaient d’augmenter. Le 15 juillet 1992, le ministre de la Justice et Bernard Kouchner, nouvellement nommé ministre de la Santé, chargeaient le Haut Comité de la santé publique d’établir un rapport sur ce sujet et de proposer un dispositif de prise en charge des personnes détenues. Le problème du VIH avait probablement accéléré les choses, avec notamment le raccordement initié en 1988 sous l’égide de Marc Gentilini et Xavier Emmanuelli. Le modèle des « 13 000 places » (loi du 22 juin 1987), établissements pénitentiaires où la santé était confiée à des groupements privés, avait également contribué à améliorer la situation sanitaire. Sur la base de ces avancées, le Haut Comité a proposé de réorganiser le système de prise en charge médicale et de le confier au secteur public hospitalier. Le financement de ce système ne pouvait alors reposer que sur l’Assurance maladie. Après l’adoption du rapport du HCSP, une loi a été promulguée en janvier 1994 pour organiser cette démarche de santé publique. Je voudrais rendre hommage aux membres des cabinets ministériels qui se sont investis dans ce dossier, ainsi qu’à Michèle Colin, magistrate, et Gilbert Chodorge, directeur d’hôpital. En moins de deux ans, la santé des personnes détenues a ainsi quitté le code de procédure pénale pour entrer dans ceux de la santé publique et de la sécurité sociale.

Bilan de la loi : l’organisation des soins en prison
Martine Valdes-Boulouque
Inspectrice générale adjointe des Services judiciaires (IGSJ)
Françoise Lalande
Médecin, inspectrice générale des Affaires sociales (Igas)

A la suite du bouleversement opéré par la loi du 18 janvier 1994, l’Inspection générale des Affaires sociales et l’Inspection générale des Services judiciaires ont été chargées, en juin 2000, d’évaluer l’organisation des soins et de l’hygiène des personnes détenues. Il s’agissait d’une mission d’évaluation à caractère tout à fait général. Mais il nous était également demandé d’étudier certaines questions plus spécifiques : la prise en charge des troubles mentaux, la prévention du suicide, la toxicomanie et l’accès aux traitements de substitution, les soins dentaires, le handicap, la séropositivité, les pathologies lourdes, la fin de vie, la distribution des médicaments, le suivi socio-judiciaire des délinquants sexuels.
Pour mener à bien notre mission, nous avons visité 14 sites et 24 établissements pénitentiaires (maisons d’arrêt et établissements pour peines) sélectionnés pour constituer un échantillon représentatif de la situation nationale ou parce qu’ils accueillent des personnes détenues nécessitant une prise en charge sanitaire spécifique. Sur place, nous avons rencontré l’ensemble des professionnels concernés (équipes médicales, magistrats, fonctionnaires de l’Administration pénitentiaire, personnels du service pénitentiaire d’insertion et de probation et responsables hospitaliers). Nous avons également entendu de nombreuses personnalités, médicales ou non, qui nous ont fait part de leur réflexion sur certains des thèmes de notre étude, en particulier sur celui de la prise en charge des malades mentaux et des délinquants sexuels. Nous avons rencontré divers professionnels ainsi que des représentants du monde associatif, soit au total plus de 250 personnes qui nous ont fait part de leurs expériences et de leurs réflexions sur cette problématique très particulière de la santé en prison.

L’ampleur des besoins de santé en prison
Il est clair, en effet, que la situation sanitaire des personnes placées sous main de justice est globalement dégradée si on la compare à celle de la population générale d’âge comparable. La population carcérale continue à cumuler les facteurs de risque. Certains de ces facteurs sont stables : précarité et faible accès aux soins, forte consommation d’alcool et de tabac, toxicomanie et phénomènes de violences sont des caractéristiques relevées de longue date parmi ceux qui entrent en prison. Mais, au delà, cinq évolutions majeures se produisent actuellement. On observe en effet une montée importante de la polytoxicomanie, les combinaisons alcool-drogue, héroïne-cocaïne, produits de substitution-cocaïne étant parmi les plus fréquentes (en 1998, 20 % des entrants déclarent consommer 2 produits). Le vieillissement de la population pénale est également un fait nouveau. L’âge des entrants augmente de façon continue depuis vingt ans et l’allongement des peines touche plus fortement les condamnés déjà âgés (les délinquants sexuels qui sont aujourd’hui de plus en plus présents en prison sont en général plus âgés, notamment en raison des nouvelles dispositions législatives reculant le point de départ de la prescription de l’action publique).
On observe aussi une baisse constante de la prévalence du VIH en prison mais le taux des personnes détenues atteintes reste supérieur à celui de la population générale. Il ressort enfin que les hépatites B et C sont très présentes, très mal dépistées et donc rarement soignées avant l’incarcération. Une forte proportion de personnes détenues nécessite une prise en charge psychologique ou psychiatrique. Il s’agit là d’un point essentiel : les catégories marginalisées et les mineurs en difficulté ne sont pas dépistés et passent à l’acte. Ils se retrouvent alors face à un système judiciaire mal préparé à les prendre en charge. Par ailleurs, la prison est le plus souvent un facteur d’aggravation de ces troubles.

Une amélioration sensible de la prise en charge des personnes détenues depuis la loi de 1994
L’augmentation des moyens a été très importante : on a assisté à un véritable changement d’échelle dans l’attribution des personnels et des équipements. Les moyens financiers ont progressé fortement et de façon continue (+ 40 % entre 1994 et 2000). La rénovation des locaux a été très significative : partout, les aménagements réalisés ont donné une réalité à l’Ucsa. Le nouveau dispositif a abouti à une nette amélioration de la qualité des soins. Le renforcement des liens avec l’hôpital a été très positif, en assurant une bonne qualité des intervenants et des pratiques et en élevant de manière sensible le niveau d’exigence qui était celui de la médecine en milieu pénitentiaire. Le recours aux spécialistes a été aussi renforcé. Enfin, dans le domaine de la gestion du médicament, d’importants progrès ont été accomplis et une réelle professionnalisation s’est imposée. Ainsi, la distribution des « fioles » (peu sûres et parfois toxiques) a été abandonnée et remplacée par une distribution individualisée et responsabilisant le détenu.
Au-delà de tous ces progrès, la loi a affirmé une véritable éthique du soin en prison. Le transfert au service public hospitalier de la responsabilité des soins aux personnes détenues a consacré un profond changement culturel. La médecine en prison s’est transformée : d’une médecine humanitaire et de l’urgence, elle est devenue un mode normal de prise en charge hospitalière. Les principes d’égalité d’accès aux soins, d’indépendance de la démarche sanitaire et de respect du secret médical ont peu à peu émergé de tout ce bouleversement. L’infirmerie n’existe plus, elle n’est plus un service de la prison et ses personnels ne sont plus des fonctionnaires de l’Administration pénitentiaire. Enfin, le soupçon de l’instrumentalisation du médical au service de l’ordre public carcéral, de la non-confidentialité et de la mauvaise qualité des soins n’est plus.

Une amélioration pourtant insuffisante
Cependant, les moyens sont encore sous-dimensionnés suivant les sites, sans compter une demande de soins en constante augmentation. De plus, les relations entre l’Ucsa et les autres intervenants (milieu pénitentiaire, service médico-psychologique régional...) sont insuffisamment développées. Certains blocages persistent tels que : l’accès restreint à l’hôpital, dû à la limitation des extractions médicales, la non mise en place de l’UHSI, une lutte contre les addictions trop centrée sur les drogues illicites et insuffisamment sur la polytoxicomanie ; enfin, cette lutte est uniquement basée sur des approches psychologiques ou psychiatriques, au détriment des aspects sociaux et sanitaires. L’hôpital ne peut répondre à certaines missions, non traditionnelles mais mentionnées dans le cadre de la loi de 1994, comme l’accès aux consultations spécialisées et aux prothèses, la permanence des soins et la garde médicale.
Des réformes de fond sont à envisager dans quatre domaines :
• l’hygiène, autant individuelle que collective, présente des lacunes importantes : hygiène corporelle non respectée (moins de 3 douches par semaine et par personne), un blanchissage inefficace, un système de chauffage défaillant, un mauvais éclairage et l’insalubrité des locaux (peu de nettoyage des cellules).
• la prévention et l’éducation pour la santé sont absentes alors même que la population pénitentiaire en a le plus grand besoin. Plus globalement, la construction d’un programme cohérent de santé publique se heurte à la faiblesse des outils épidémiologiques.
• le dispositif de soins mentaux est inadapté face à une demande croissante (25 % des personnes détenues, voire plus, présentent des troubles mentaux). Les unités pour malades difficiles à l’extérieur des prisons sont saturées, avec pour conséquence des délais d’attente importants. Dans les prisons disposant d’un SMPR, il n’y a pas d’hospitalisation psychiatrique proprement dites car les cellules [des SMPR] sont identiques aux autres cellules. Enfin, les petites maisons d’arrêt et les établissements pour peine ne disposent pas d’un SMPR. Mêmes constats pour la prise en charge des délinquants sexuels. L’importance de la place en prison de ces derniers est un phénomène nouveau : ils atteignent le quart de l’effectif des condamnés contre 13 % seulement en 1996. Malgré de nouvelles obligations prévues par la loi du 17 juin 1998 (suivi médical psychologique adapté à l’intérieur de la prison, réseau de médecins coordonnateurs et de médecins traitants prévu à l’extérieur), il semble que les préalables n’aient alors pas été réunis. Les obligations imposées par la loi n’ont pas été accompagnées de méthodes et de moyens. De plus, l’absence d’une démarche scientifique coordonnée, l’insuffisante codification des traitements médicaux ainsi que le manque d’outils pour évaluer les traitements à terme ont nui à l’efficacité de cette prise en charge.
• les personnes détenues les plus âgées sont celles qui ont été condamnées pour les délits les plus graves. Dans ces conditions, il est illusoire de penser que tout pourra se régler par la libération de ces personnes. Les problèmes sanitaires liés au vieillissement doivent être résolus dans les établissements pénitentiaires. Les handicaps sont sévères, particulièrement en établissements pour peine. Or la vétusté des équipements et des locaux de détention empêche tout déplacement, ce qui aggrave les problèmes d’hygiène. Quant au nombre de décès, il a augmenté d’un tiers alors que le nombre de grâces médicales a diminué. Les fins de vie liées aux cancers sont de plus en plus problématiques.

L’Assurance Maladie et la santé en prison
Christian Schoch
Responsable du département des politiques de santé, Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam)

Il y a lieu de s’interroger sur le lien entre l’ Assurance Maladie et la santé en prison. Tout d’abord, le financement de la santé pénitentiaire est réalisé sur les crédits de l’Assurance Maladie et compte tenu de la démographie et de la durée des séjours, les enveloppes consacrées à cet objectif progressent. Par ailleurs, on assiste à une réelle mise en oeuvre des missions de la Sécurité sociale en vue de la réduction des inégalités sociales. Mais cet outil tend progressivement à se détacher de son principe fondateur, à savoir la corrélation entre l’obligation d’activité professionnelle dans la durée et le service de prestations en nature.
Cette évolution de l’Assurance Maladie s’intègre dans celle plus générale de la société où les référentiels de la notion d’activité professionnelle ont beaucoup évolué. D’autre part, les impératifs de solidarité en direction des populations démunies et précaires ont clairement glissé vers une responsabilité collective même si, dans ce domaine, l’initiative privée et individuelle reste très prégnante.
Il est intéressant d’observer que les principes de la santé en milieu pénitentiaire préfigurent ce qui est recherché dans l’organisation des soins comme : faire prévaloir l’intérêt des financeurs de la Sécurité sociale et de la société en général en garantissant la qualité des soins au meilleur coût ; instaurer un parcours de soins coordonné à partir d’un diagnostic médical reposant sur des références validées ; enfin, respecter le cadre macro-économique fixé par le législateur ou le titulaire du pouvoir réglementaire, notamment dans l’application de l’objectif national des dépenses de l’Assurance Maladie.
Certaines conclusions du rapport des Inspections générales des Affaires sociales et des Services judiciaires concernent l’amélioration des conditions et du cadre d’exercice professionnel des médecins. Le rapport évoque également l’organisation dans la durée du suivi médical des personnes détenues (sur la base d’un dossier médical unique) et l’accompagnement des personnes incarcérées tout au long de leur parcours de soins. En effet, la mauvaise organisation des soins primaires favorise le recours aux thérapies les plus coûteuses et à l’hospitalisation systématique. Par ailleurs, la prévention et l’éducation à la santé en milieu pénitentiaire doivent être professionnalisées et faire l’objet d’une stratégie spécifique.
Les progrès réalisés depuis 1994 ont été colossaux. Le chemin qui reste à parcourir pour optimiser l’investissement initial est sans doute de même ampleur.