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15 Quelles relations sociales dans un système répressif ?

Mise en ligne : 16 décembre 2004

Texte de l'article :

Le phénomène de la prison, lieu à part où la société ne pénètre pas, a fait naître une culture qui lui est particulière, avec ses codes, ses relations interpersonelles et l’image d’une autre réalité sociale. Immersion dans un monde qui est loin de rendre les gens meilleurs...

La prison, qui semble de loin n’être qu’un lieu répressif objectif, s’avère être en fait une véritable machine sociale, qui, sous l’apparence de la maîtrise des seuls mouvements des personnes dont elle a la charge, conduit, pour des raisons très complexes, à la maîtrise absolue (et souvent irréfléchie parce que structurelle) de toutes les relations, de tous les enjeux, de toutes les valeurs qui s’y propagent ou y ont cours. Un enchevêtrement de rapports de forces installe une culture carcérale singulière, du haut vers le bas, avec son collier de perles de dominants / dominés successifs, dans lequel chacun est interpellé.

Cette répression agit sur tout, se répandant bien au-delà de son territoire strict et officiel : la mobilité géographique (et non physique) des personnes placées sous main de justice. Elle emporte sur son passage non seulement toutes les relations quotidiennes, les hiérarchies entre les personnes, les activités, biens et services, mais introduit le rapport de forces comme système de mesure et comme système de référence. Celui-ci se déplace sans cesse d’une personne à une autre et peut s’intervertir à tout moment. Il s’en produit un manège de dominations et de feintes, d’ordres et d’obéissance, de désordre et d’organisation, de trafics d’influences et de simulations d’ascendance (il faut savoir que parmi les critères d’évaluation des surveillants, ceux-ci sont notés sur leur ascendant sur les détenus), rendant toute relation, tout acte et tout projet comme projeté dans un palais des glaces social déformant et déformé, ondulant ou se raidissant, abstrait et virtuel, clos sur lui-même, très animalier (donner à manger pour apprivoiser ou se faire aimer).

Chantage et soumission

Le lieu est devenu un espace d’insolence permanente, porteur d’une idéologie du dénigrement et de la négation, stimulant le chantage affectif, la soumission morale, le mensonge salutaire, toutes sortes d’influences et d’imitations. Il n’y a plus de normalité dans les relations, chacun parle depuis une place entièrement définie et activée par la machine sociale commune, chacun est appelé à dire ce qu’il va dire et à entendre ce qu’il va entendre. Tout devient aveugle : on entend souvent dire en haut que le bas n’a pas la visibilité des choses, car trop près de ce qui est à voir, et en bas que le haut ne voit rien, car il n’a pas les yeux au lieu de la vision.

Les détenus n’ont pas le privilège des effets de cette répression : elle éclabousse les familles, la société tout entière lorsqu’elle salit ses principes (ne serait-ce que le droit), les surveillants, contraints dans une organisation militaire qui ne laisse aucune chance à la responsabilisation et à l’appropriation, encore moins à l’évolution professionnelle, elle fait donc du mal à tout le monde et en reçoit donc en retour tous les effets : réactions, délations, haines, stratégies, paranoïas, dissimulations, trafics, passivités, abandons, déceptions...

On pourrait imaginer que les intervenants civils en prison échappent à tout ceci, s’en détachent, n’y sont pas associés, ne participant pas de la gestion coercitive, n’étant pas directement ou financièrement sous sa tutelle... Personne au contraire n’y échappe et chacun endosse, qu’il le veuille ou non son costume. C’est une réalité qu’on peut nier mais que les détenus nous rappellent, car c’est bien de leur perception dont il est question : lorsque les jeunes mineurs parlent de leurs éducateurs, des médecins, des formateurs ou des surveillants, ils décrivent avec précision l’étau ou le système clos et circulaire dans lequel ils se sentent pris et dont l’ensemble sans exception des personnes agissant en prison est l’instigateur (conscient ou non) : ils savent que chacun d’eux le jour venu, à l’intérieur de leur dossier pénal, dans une réunion de synthèse hebdomadaire, dans une discussion de couloir, à l’occasion d’une évaluation pour un projet de libération conditionnelle, est un témoin potentiel, fidèle rapporteur de leurs réactions, de leurs idées, de leur comportement, bref, des conditions d’expression de leurs réponses à la répression à laquelle ils sont soumis ! Ce point est capital ! La prison n’enferme pas seulement le corps, elle filme ses effets, les réfléchit et les propage, mesure sa coercition sans cesse, évalue ce qu’elle produit, étudie comment chacun se situe au fil ou au contour du temps dans l’échelle des comportements possibles : des loups ou des moutons, des futés ou des apathiques, des vainqueurs ou des vaincus, des rebelles ou des soumis... Son savoir-faire panoptique est comme les bras d’une pieuvre, en ce sens que chacun, quel qu’il soit, devient l’un des bras, l’une des ventouses, l’un de ses yeux. La surveillance est organique, épidermique et implicite, chaque détail, acte ou non-acte, situation ordinaire, chaque mot, regard, réponse, courrier, est potentiellement acteur d’une information sans importance, à recouper avec une autre information sans importance. Et l’idéologie est sans cesse au travail, comme une usine souterraine, active et bouillante, laissant échapper à la surface sa chaude et sécurisante fumée, par bouffées blanches.

Dans ce gigantesque enfermement collectif, il y a l’intelligence naturelle des hommes ; les détenus pour leur part ne sont pas des souris en cage, ils connaissent trop bien leurs bourreaux, ils négocient depuis si longtemps avec eux ou les autres adultes qui les ont précédés dans leur affaire (policier, juge..), ils apprennent tous les jours comment faire leur trou. Une fois, le détenu dira, s’il est poussé à bout par une provocation : « Je vais lui mettre sur la gueule, même si je dois aller au mitard », disant par-là « les conséquences m’importent peu, à travers ce geste, je dis que je suis vivant, que mon amour-propre demeure, que je ne peux pas tout accepter, même si j’en serai puni, perdant et donc, encore plus contraint, dépendant et victime ». Une autre fois, il dira : « Je ne bouge pas, j’encaisse et je disparais », disant par-là : « Je vais postuler à long terme que ce comportement d’acceptation va me donner une crédibilité, me construire une image comportementale bienfaisante, faisant croire à ma maîtrise, à mon contrôle, à mon accord avec ma condition... Je vais gagner la confiance des observateurs, qui cherchent à mesurer ma résistance à l’instant, à auditer mon silence (ou ma surdité), à qualifier mes capacités à investir dans l’avenir ». Ainsi tout est instrumentalisé, des deux côtés, et chacun le sait parfaitement bien sur le terrain.

Les seuls qui ne veulent rien en savoir sont ceux qui formulent encore des propositions institutionnelles, de réinsertion par exemple. Pas un seul détenu ne peut prétendre avoir tu ses impulsions dans les pires moments d’agression, ne peut prétendre avoir scrupuleusement assuré sa présence assidue à des stages absurdement successifs de menuiserie, cuisine, marqueterie, son, informatique, comptabilité, tissage, sans la nécessité de faire croire à la société au sens large et à ses agents institutionnels immédiats au sens étroit (l’avocat, le surveillant, le directeur, le juge d’application des peines..., et la famille le cas échéant ou si besoin), qu’il est agréable, serviable, poli (obséquieux), pour vouloir précisément arrondir, servir et polir (voire enterrer) les relations avec son bourreau.

Un bourreau bicéphale

Mais, il se trouve que le bourreau a deux têtes : l’une s’appelle la société, l’institution politique, sociale, publique, l’autre s’appelle la prison, l’organisation locale, l’institution pénitentiaire, répressive. Lorsqu’elles se montrent à la télévision, elles feignent de se confondre mais elles n’ont pas les mêmes intérêts : la seconde fait passer ses préoccupations personnelles (maîtriser et contrer les effets réactifs de ses propres actes répressifs - sur tout le monde) au premier plan avant toute autre préoccupation s’inscrivant au bénéfice des personnes placées sous sa responsabilité (travail, formation, culture, visites, liens avec l’extérieur, droit...), qui représentent, eux, les intérêts de la première, instigatrice des textes... Ce bourreau à deux têtes trahit par là toutes les limites de sa finalité réelle, de ses responsabilités, et donc de sa bonne foi.

Jamais l’industrie de la contrainte, déguisée ou explicite, ne pourra faire admettre à ses victimes, qu’elle a de bonnes intentions à leur égard ! Est-ce regrettable, réaliste, seul le philosophe pourra nous répondre !? L’utopie républicaine nous fait l’injonction d’y croire (!), de croire qu’il est possible d’immobiliser de façon forcée quelqu’un dans un espace de la peine, et de lui faire simultanément des cadeaux, pour son bien, sa dignité, sa survie et donc, a fortiori pour le profit de la collectivité. Cette république à deux têtes n’a pas donné les clefs de son utopie. Elle se cache dans l’amnésie de sa propre question, feint de ne pas avoir à traiter la réponse et agit en désordre, selon ses instincts (plutôt conjoncturels, politiciens ou moraux).

Une seule alternative se présente à elle, qu’elle emprunte de part en part, selon son humeur (c’est pour cela que nous parlons de désordre) : dans le premier cas, le personnel pénitentiaire et l’institution tout entière endossent une double compétence, celle de faire fonctionner et admettre de force un règlement de contrainte par corps à des personnes privées de mobilité géographique, et celle de mettre à leur disposition et à leur discrétion, de façon égalitaire (c’est-à-dire organisée, volontariste), un ensemble de biens et ressources, civils, intellectuels, culturels, financiers, un ensemble d’outils et activités, professionnels, sociaux, économiques, relationnels, un ensemble de valeurs, le droit, la dignité, la responsabilité, la valorisation...

Cette hypothèse demande à chaque personnel d’assumer une double tâche, d’être identifié comme ayant une double fonction, de mettre en oeuvre deux organisations parallèles, la contrainte par corps et son corollaire la sécurité (et à la suite encore la discipline), et puis par ailleurs et simultanément l’offre publique bienveillante, la reconstruction de l’individu et à travers lui, la société (certains s’investissent parfois de cette double tâche, inventant à leur manière son application sur le terrain à travers la triviale et hypocrite formule : la carotte et le bâton !).

Esprits ouverts, corps enfermés

Dans le second élément de l’alternative, la société civile n’est jamais interrompue et, présente entièrement dans les établissements, occupe le terrain qui est le sien, celui de l’activité sociale, culturelle, humaine, intellectuelle, relationnelle, économique..., tandis que l’administration pénitentiaire ne prend en charge de façon exclusive, que la responsabilité de la garde, objet de la peine et ce qui en découle. Pendant que la société civile démultiplierait les entrées et les sorties (matérielles ou métaphoriques), pour se reconstituer de façon normative à l’intérieur, l’administration, elle, aurait la charge mécanique de la gestion des corps détenus, corps contraints, souffrants et prisonniers, sans esprit ni idée ni sentiment. Rêvant d’une étrange étanchéité et bipolarisation naïve, l’administration dans cette hypothèse devient la machine sociale qui tisse la grille des ouvertures et fermetures matérielles, la société civile de son côté, niant le mur et tous les murs, ne tolère aucune coupure ou interruption de son territoire social, mental ou matériel et par sa seule présence, comme elle le fait partout, construit, permet ou empêche les processus d’ouvertures et de fermetures intellectuelles, émotionnelles, culturelles, professionnelles, relationnelles...

Autour de ces deux utopies, je formule le voeu d’une prise de conscience collective rapide, car une impuissance politique, aujourd’hui présentée comme une impasse institutionnelle, est en train de laisser perdurer une formidable hypocrisie, celle d’une hypothétique et impossible collaboration loyale, franche, constructive et républicaine entre une société qui feint d’être un bourreau qui feint d’être juste et bon, et des personnes détenues qui feignent de se reconnaître et de se retrouver dans des dispositifs qui feignent d’être bienveillants. La prison enferme tout ce qu’elle touche, les murs, les valeurs, les hommes, de quelque côté qu’ils soient, les idées, les dispositifs et les relations interpersonnelles, les moyens, les débats même. Il est aujourd’hui temps de l’en empêcher ! Sa tentaculaire inconscience à tout carcéraliser, pour protéger son efficacité et refermer sur elle tout ce qu’elle absorbe, ingère et rejette non seulement la rend absurde, déloyale et corrosive, mais davantage, condamne toute alternative car les relations sociales gratuites n’existent plus, plus rien qui ressemble à de l’égalité entre les êtres n’a court, tout est pris dans un rapport de forces, instrumentalisé, corrompu, truqué, perverti, reconduit dans le fantasme, dans la négociation, la stratégie, la peur réciproque : quelle école du commerce !

Nicolas FRIZE