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Rapport de Serge Portelli,magistrat, vice-président au tribunal de Paris, mars 2007 : Ruptures, Bilan sans concession de 5 ans de gouvernement Sarkozy et les fausses évidences fondant sa politique de sécurité

12 chapitre XII : Nicolas Sarkozy, la justice comme "maillon faible de la chaîne pénale"

Mise en ligne : 29 avril 2007

Texte de l'article :

CHAPITRE XII LA JUSTICE, MAILLON FAIBLE DE LA “CHAÎNE PÉNALE” ?

Un ministre de l’intérieur très attaché à la justice

« Je suis très attaché à la justice, mais je ne pense pas que le laxisme et la démission ça fasse avancer la justice » (RTL 22 septembre 2006).

« En conseil des ministres, j’ai demandé au président de la République de demander au Garde des Sceaux ce qu’il allait advenir du magistrat qui avait osé remettre un monstre pareil en liberté » (22 juin 2005)

« Certains tribunaux se sont faits une spécialité d’exonérer les mineurs de toute forme de responsabilité. C’est le cas par exemple en Seine Saint Denis. Et ce n’est pas par hasard si la Seine Saint Denis connaît une délinquance parmi les plus fortes de France » (Le Figaro Magazine, 2 septembre 2006).

« J’ai parlé du président du tribunal pour enfants de Bobigny dont la stratégie est bien connue depuis des années, elle consiste à refuser obstinément de punir et de sanctionner des mineurs récidivistes dans ce département. Ainsi... en 27 nuits d’émeutes en Seine Saint Denis, il y a eu une décision d’emprisonnement. Ainsi à ce moment-là, je comprends très bien que ce monsieur, que je respecte par ailleurs, ait une stratégie qui consiste à faire confiance et à refuser de punir, mais dans ce cas-là, qu’on ne le laisse pas à la tête du premier tribunal pour mineurs, dans un département si difficile. » (émission “À vous de juger”, novembre 2006).

Feu le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs

L’un des principes de base d’une République est la séparation des pouvoirs même si certaines bonnes âmes estiment ce concept dépassé. Elle est encore l’un des piliers de nos libertés et se retrouve dans les décisions très récentes du Conseil Constitutionnel. Tout simplement parce qu’il convient d’éviter la concentration de tous les pouvoirs en une seule main. Quelle serait cette démocratie où les mêmes décideraient d’absolument tout ? De l’action quotidienne du pouvoir -l’exécutif - , de la fabrication des lois - le législatif - , de l’exécution de ces lois - du judiciaire - ? Si les libertés peuvent aujourd’hui être mises à mal, le danger vient de la réunion de tous ces pouvoirs dans les mains d’un parti ou d’un homme. D’autant que son influence sur les autres acteurs de la vie politique, la presse, l’économie, peut être considérable. Aujourd’hui, respecter cette séparation des pouvoirs, c’est tout faire pour que le Président de la République et ses ministres n’empiètent pas sur les autres institutions. C’est disposer de règles qui assurent que les élus du peuple puissent faire entendre leurs voix, que le Parlement ne soit plus un parlement-croupion. C’est faire en sorte que cet autre pouvoir que sont les médias ne soit pas dans la dépendance d’un ministre. Mais c’est aussi garantir à la justice l’exercice indépendant de son action.

Or, nous avons assisté en France depuis quelques années, à un exercice inédit de prise du pouvoir du ministre de l’intérieur sur l’appareil judiciaire. Jamais, sous la Vème République, aucun gouvernement n’avait osé faire ce qu’a fait Nicolas Sarkozy.

Ce ne sont évidemment que les juges du siège qui font frémir d’indignation le ministre de l’intérieur. Les procureurs lui conviennent mieux. Il faut dire que depuis 2002, en rupture avec la tradition suivie jusque là, le choix des chefs de parquet par les gardes des sceaux se fait souvent contre l’avis du Conseil Supérieur de la Magistrature : à douze reprises, le ministre de la justice a passé outre un avis défavorable. Évidemment aucun des magistrats concernés n’a renoncé à son avancement. Chacun peut constater que dans les parquets se développe une culture de la soumission qui va bien au-delà du lien hiérarchique mais qui ne doit pas trop heurter Nicolas Sarkozy. Il n’a d’ailleurs qu’à les féliciter : “jamais, je n’ai mis en cause les magistrats dans leur ensemble. La meilleure preuve, c’est que je suis prêt à le dire, les magistrats du parquet font un travail remarquable, seulement ils ne sont pas suivis” (RTL 22 septembre 2006).

La dernière nomination du procureur de la République de Nanterre ne fait pas exception à cette nouvelle règle. Le Conseil Supérieur de la Magistrature a donné un avis défavorable à la nomination du juge d’instruction, M. Philippe Courroye (actuellement en fonction au pôle financier de Paris), à la tête de ce service particulièrement important surtout dans les années à venir. Personne ne conteste évidemment les qualités ni l’indépendance de ce magistrat, qualités si évidentes qu’elles lui ont valu l’insigne honneur d’être décoré de la légion d’honneur par le Garde des Sceaux, Dominique Perben, en 2004. Ne sont pas davantage en cause ses relations avec Nicolas Sarkozy, également président du Conseil général des Hauts de Seine, chacun sachant que les deux hommes se fréquentent et s’apprécient depuis longtemps. L’avis négatif apparaît simplement motivé par le seul fait que ce magistrat, qui n’a jamais été membre du ministère public, va se trouver en charge d’un des parquets les plus lourds de France. Un parquet qui devra prendre position d’ici peu sur des poursuites éventuellement susceptibles d’être engagées contre Jacques Chirac.

Le ministre de l’intérieur demande des sanctions contre un juge qui aurait ordonné une libération conditionnelle

Le 22 juin 2005, Nicolas Sarkozy, recevant des généraux et commandants de gendarmerie au ministère de l’intérieur critiquait la décision de libération conditionnelle dont avait bénéficié Patrick Gateau, alors mis en examen pour le meurtre d’une jeune femme, Nelly Cremel, commis quelques jours plus tôt. Il déclarait que le juge qui avait pris cette décision devait “payer pour sa faute”. Quelques jours plus tard, en conseil des ministres, lui, le ministre de l’intérieur, demandait au garde des sceaux que des sanctions soient prises contre ce magistrat. Le ministre de la justice, apparemment en charge des dossiers de la justice, mettait quelque temps à réagir et tentait de rassurer son collègue en rappelant quelques temps plus tard que dans cette affaire “la loi, toute la loi a été respectée. C’est un collège de trois magistrats qui s’est prononcé, sur la base d’avis et d’expertises, en application des dispositions du code pénal et du code de procédure pénale”. Il rappelait ainsi quelle était la loi que, tout à son énervement, l’ancien avocat devenu ministre de l’intérieur, n’avait pas eu le temps de consulter : cette libération conditionnelle n’était pas le fait d’un magistrat, décidant seul et de façon irresponsable, dans le secret de son cabinet. Elle était le fait de trois magistrats statuant en collégialité après s’être entourés de toutes les garanties possibles, une enquête très approfondie et des expertises psychiatriques favorables. La décision qu’ils avaient rendue était connue du procureur de la République que rien n’empêchait de faire appel, surtout dans une matière aussi sensible. Comment peut-on admettre en République qu’un ministre de l’intérieur demande des sanctions disciplinaires contre des juges qui ont rendu une décision en collégialité ? Il existe une procédure en France pour engager une action disciplinaire contre un juge. Le ministre de l’intérieur ne fait toujours pas partie pour l’instant des autorités chargées de la mettre en oeuvre. Peut-être est-ce préférable car, en l’espèce, ce juge était condamné avant même de s’être expliqué. Le Conseil Supérieur de la Magistrature, qui est lui officiellement chargé pour l’instant de la discipline des magistrats, avait saisi le président de la République en rappelant que “l’application effective du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs doit conduire les membres de l’exécutif comme du législatif à une particulière réserve lorsqu’ils commentent une décision de justice” et que “ces propos, par leur excès, sont de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice et à son indépendance”. Jacques Chirac répondait aussitôt qu’il était “particulièrement attentif” au “principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs et au respect de l’indépendance de la justice” . “Rien ne saurait les remettre en cause”, affirmait-il. On n’a jamais su ce qu’était le “rien”.

Le ministre de l’intérieur demande le départ du président du tribunal pour enfants de Bobigny.

Le ministre de l’intérieur s’est posé en censeur de certaines décisions de justice qui ne lui plaisent pas : “quand il y a des décisions qui sont prises, dit-il en juin 2006, il faut qu’elles soient portées à la connaissance du public, j’ai bien l’intention de le faire pour un certain nombre de décisions de justice”. Personne n’a alors beaucoup réagi à cette déclaration-là faite pourtant lors d’une conférence de presse. Voici le ministre de l’intérieur se présentant comme observateur sourcilleux et censeur des jugements qui ne lui plairaient pas. Et d’enchaîner : “je n’ai, par exemple, pas trouvé admissible que durant toutes les émeutes du mois de novembre dernier, le tribunal de Bobigny n’ait pas prononcé une seule décision d’emprisonnement”. Ce qui, on le sait, est radicalement faux.

On se demande pourquoi les propos tenus en le 21 septembre 2006 par Le ministre de l’intérieur ont davantage ému que les précédents qui étaient exactement du même acabit. Ce jour-là, il se rend à la préfecture de Seine Saint Denis et reprend son discours ordinaire : “la police et les gendarmes ne peuvent pas tout faire, tous seuls”. Il dénonce diverses décisions et ajoute que “de telles décisions témoignent d’une forme de démission devant des délinquants chaque jour plus violent” avant de regretter publiquement “tant de faiblesse à l’égard des multirécidivistes et des mineurs... J’aimerais que l’on m’explique comment on empêche un délinquant de récidiver si l’on n’a pas le courage de le mettre en prison”. C’en était trop pour les professionnels de justice qui ont manifesté un peu partout en France. Le 22 septembre le premier magistrat de France, Guy Canivet, Premier Président de la Cour de cassation, après avoir fustigé “les termes provoquant du ministre de l’intérieur mettant en cause le fonctionnement de l’institution judiciaire” obtient une audience du Président de la République. Jacques Chirac reprenant en quasi copier-coller sa lettre de 2005, souligne dans une admirable langue de bois “sa très grande exigence quant au respect de l’indépendance des magistrats et à la nécessaire sérénité qui doit présider à l’exercice de leur mission”. Il adresse même aux magistrats “un message de confiance dans leur engagement et leur esprit de responsabilité”. Manifestement le message n’a pas été adressé en copie au ministre de l’intérieur qui a continué de pus belle, se moquant comme d’une guigne des remontrances présidentielles. Le même jour, il affirmait clairement sur RTL qu’il ne tenait absolument aucun compte de toutes ses protestations et s’en remettait à ce qu’il pensait être l’opinion populaire : “quel est mon juge ? Les Français ! Il est peut-être venu le temps que ceux qui forment les élites républicaines se rendent compte du décalage croissant entre ce que nous disons et ce que pensent les gens”. En novembre 2006, il demandait ouvertement devant des millions de téléspectateurs le déplacement du président du tribunal de Bobigny !

La justice, simple maillon dans une lourde chaîne pénale

Le syndicat de la magistrature a déjà menacé le ministre des foudres du code pénal qui interdit de jeter publiquement le discrédit sur des décisions de justice. Il n’était pas question évidemment d’engager de telles poursuites mais de rappeler à un ministre quelles sont ses obligations particulières en tant que représentant de l’Etat. Nicolas Sarkozy, là comme ailleurs, n’est pas au-dessus des lois. L’intéressé affirme qu’il parle le langage des Français et s’autorise dès lors à exprimer publiquement tout le mal qu’il pense de la justice. Dans un premier temps son argument apparaît sérieux : pourquoi effectivement faudrait-il s’interdire de contester la justice ? Dans une saine démocratie, la critique des pouvoirs publics est une nécessité, celle des gouvernants, comme celle des juges. Qu’un ministre de l’intérieur s’autorise quelques appréciations sévères des juges, à l’extrême rigueur, pourquoi pas, si l’inverse est possible.

Mais là, la question n’est pas vraiment là. Ce n’est pas la critique en soi qui paraît problématique mais le fond de cette critique et la conception de la justice qu’elle révèle. Nous sommes face à une remise en cause radicale du fonctionnement de la justice et de sa place dans la société. Il ne s’agit pas du tout d’une intervention ponctuelle, ciblant tel ou tel juge, comme veut le faire croire Nicolas Sarkozy, mais d’une vraie rupture.

La formule la plus révélatrice est finalement celle de “chaîne pénale” qu’il n’est d’ailleurs pas le seul à utiliser, mais qui prend dans sa bouche une connotation particulière : “nous sommes une même chaîne pénale” affirmait-il le 26 juin 2002 en parlant de la police et de la justice. Cette dernière, dans cette conception là, n’est qu’une pièce parmi d’autres. Elle devrait jouer un rôle équivalent à celui des différents maillons de cette chaîne : être solidaire de cette répression qui va de l’arrestation à la prison en passant inévitablement par la case “tribunal”. Nicolas Sarkozy ne supporte manifestement pas que les juges s’éloignent de la place qu’il veut leur assigner : si la police s’identifie à l’ interpellation, la justice doit s’accomplir dans l’emprisonnement. Les seules interventions appuyées du ministre vont à la dénonciation du laxisme de la justice. L’accusation est forte et même violente. Non seulement les juges ne mettent pas assez en prison, mais ils créent de la délinquance ! Leur laisser-aller encourage les criminels : “ ce n’est pas par hasard si la Seine Saint Denis connaît une délinquance parmi les plus fortes de France” ! Même Jean-Marie Lepen n’avait pas osé aller jusque là. Voilà une analyse fine, frappée au coin du bon sens. Non, la pauvreté n’est en cause, le chômage pas davantage, la déstructuration des familles encore moins, l’urbanisme, n’en parlons pas. Non, c’est d’une poignée de juges cloîtrés dans un Palais de Justice de Bobigny, ces pelés, ces galeux, que venait tout le mal. S’il fallait chercher une excuse à la hausse de la délinquance, la voilà toute trouvée.

Remettons donc dans l’ordre la fameuse chaîne

La justice selon Nicolas Sarkozy ne ressemblera à rien de connu jusque là. Reconstituons le tout. À la base nous trouvons donc des interpellations massives. Tolérance zéro à tous les niveaux. Les poursuites sont engagées systématiquement. Dans ce grand mouvement qui caractérise les cinq années de législature, les procédures qui sont sous la main du parquet (composition pénale, “plaider coupable”) sont privilégiées. Pour le reste, les poursuites expéditives (comparution immédiate pour majeur ou mineur) sont renforcées. Au tribunal, le juge qui aurait quelque velléité de s’écarter de la ligne tracée, se voit doter d’un “guide de l’application” des lois. S’il doit juger un récidiviste, il est sommé d’appliquer des peines plancher ou des peines plafond, sans même avoir à s’en expliquer. On peut faire confiance à Nicolas Sarkozy pour continuer sa surveillance des décisions qui n’auraient pas l’heur de lui plaire, pour dénoncer les juges contrevenants et demander publiquement leur démission. Pour les magistrats récalcitrants , il faut bien les faire “payer”. Les sanctions prononcées contre les délinquants sont exécutées rapidement et sans mollesse. Les détenus devront s’entasser comme jamais dans des prisons surpeuplées. Pour les délinquants atteints de troubles psychiques, il y a des hôpitaux-prison flambant neufs dont on ne connaît que le nom faute de connaître les modalités de fonctionnement. Un juge des victimes veille à la juste et complète exécution de ces sanctions.

L’édifice a fière allure. Logique, carré, simple, rapide. Dommage que ce ne soit pas de la justice car il est bien séduisant. Dommage qu’il ne soit pas humain car il doit fonctionner presque tout seul.

Est-il utile de préciser que d’autres façons de rendre la justice en France sont concevables. Il y a peu, une douzaine de citoyens ont payé de plusieurs années de leur vie -et un treizième de sa vie - les dysfonctionnements ordinaires de notre justice. Quelques élus de bonne volonté qui n’avaient a priori que peu de raisons de s’entendre et de travailler ensemble ont rendu des conclusions unanimes. Ils ont eu le mérite de travailler de la façon la plus démocratique qui soit : sous l’oeil des caméras. Leurs propositions sont toutes réalisables, toutes vont dans le bon sens. Il ne leur manquait que quelques conseillers juridiques pour mettre en ordre la partition et traduire leurs idées en articles de loi. Une affaire de quelques semaines. Au lieu de cela, le gouvernement actuel, avec la collaboration active de Nicolas Sarkozy a accouché d’une réforme minuscule et ridicule qui ne change rien à rien. Rassurons-nous, le souriceau dont a accouché la montagne ne devait vivre que dans quelques années. Les quelques rares mesures votées à la va-vite ne seront applicables que dans quelques lointaines années. Il est vrai que taux d’inflation législative devait nécessairement conduire un jour ou l’autre à voter des lois à crédit.