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.1 Introduction

Mise en ligne : 23 avril 2005

Dernière modification : 24 février 2006

Par Philippe Bensimon, Criminologue, Ph.D

Texte de l'article :

Introduction

Geôliers, gardiens, agents de correction, agents de la paix en milieu correctionnel, surveillants et pour d’autres, screws, badges, porte-clefs, gaffes, matons, argousins, gardes-chiourmes, forment des appellations à connotation péjorative qui ont toutes
leurs géographies, leurs petites histoires dans le temps et dont le maintien dans l’esprit populaire tout comme c’est le cas pour la police, perdure sans que l’on ne sache trop son origine ni le pourquoi de la chose. Tradition d’un vocabulaire dépassé et qui ne correspond plus à la réalité actuelle. Les rôles n’étant plus ce qu’ils furent durant plus d’un siècle et demi, seules les périodes de transition liées aux générations, nous rappellent encore ici et là le passé et puis, tout ne s’efface pas comme sur un tableau.

Monde clos, monde fascinant, monde aux mille et une intrigues qui alimente l’imagerie mentale et dernier bastion totalitaire avec les casernements, la prison foisonne d’écrits en tous genres mais peu concernent véritablement ceux qui en détiennent physiquement les clefs et pourtant, oui pourtant, il y en aurait long à dire sur ce personnage mal aimé d’abord dans la littérature puis, par dérivé, au cinéma où il a rarement le bon rôle. L’image qui s’en dégage, sa place, ses fonctions dans une société où l’on hurle facilement à la vengeance mais où personne ne veut être bourreau, est pleine de paradoxes. Transfert associatif, sentiment de culpabilité vis-à-vis de l’enfermement, altruisme social sous forme de contre-réaction ou encore méconnaissance à son encontre, il incarne la matérialité de la peine et de sa portée sur l’éphémère. La liberté.

Il ne s’agit pas ici de discourir sur l’historicité de la prison, de ses avatars, de ses dérives venant régulièrement alimenter les médias, de sa pérennité pathogène ou même de sa refonte au sein de la société qui la gère car beaucoup de choses ont été dites et redites sous des angles et des motifs les plus divers mais plutôt la juxtaposition d’un métier méconnu dont l’enjeu identitaire repose entre la reconnaissance et l’appartenance, la protection du public et la réinsertion sociale des personnes détenues. Double fonction où il doit en même temps se protéger des effets de la misère et de la souffrance humaine dans une coexistence obligée et dont les effets de latence sont omniprésents sur les trois quarts de travail. Le jour, le soir, la nuit, sept jours sur sept, avec une clientèle continue, toujours nouvelle et jamais volontaire.

Mal connu, il est celui à qui l’on confie un citoyen ayant posé une action illicite et pour laquelle, en vertu de la loi, il a été reconnu coupable puis condamné à une peine de réclusion. Il est le garde du temps vis-à-vis d’une personne retenue contre son gré pour avoir rompu le contrat social. Une personne condamnée pour des gestes multipliés par autant d’autres dans un univers de promiscuité parfois dangereux, peu gratifiant si on le compare avec le personnel infirmier versus le patient. Aux prises avec des tâches très routinières, en proie aux vexations et insultes dans un espace fermé sur sa périphérie mais qui se veut de plus en plus transparent, il est inévitable pour le gardien qu’il y ait affrontement, antagonisme, lutte, rivalité, fossé, ambivalence ne serait-ce que par le symbole représenté par les clôtures, les murs, son uniforme, les armes à feu, un calendrier virtuel et cette interdiction de circuler librement qui rappellent en tout temps les obligations des uns et par voie de conséquence, la réalité des autres.

Isolé du reste de la société par des murs ou une enceinte bien délimitée qui encadre son champ d’activités, il lui est difficile de légitimer, d’affirmer son identité et de clamer la parité au milieu de ses confrères policiers. Lui qui, plus que tout autre, vit au contact permanent avec la criminalité sous tous ses aspects. Une criminalité arpentée année après année sur quelques centaines de mètres carrés.

La protection du public par la voie de la réhabilitation, a sa longue, très longue histoire qui n’a pas toujours été celle de l’idéologie transmise par les discours officiels. Des discours souvent en avance sur des réalités parfois lourdes à se mouvoir. Et puis ce mal aimé de la justice est aussi celui qui vit en prison et cela, on l’oublie trop souvent.

Les représentations communes du monde carcéral reposent aujourd’hui sur deux réalités souvent dissociées. La première : le rôle statique du surveillant où quelques-unes de ses tâches les plus courantes perdurent au fil du temps : comptages officiels répétés plusieurs fois par jour, fouilles, enregistrements des entrées et sorties, repas, courrier, activités occupationnelles et récréatives, escortes, surveillance comme cela se faisait déjà au siècle dernier. La deuxième : la relation d’aide, le suivi, l’écoute formelle et informelle où allier la sécurité et la main tendue vers une chaise, comporte ses difficultés contradictoires et non des moindres. Le tout, avec un certain degré de tolérance, une certaine permissivité nécessaire à la bonne entente dans ce que nous désignerons un rapport de force permanent. Objet de bien des débats actuels.

Sécurité, maintien de l’ordre, relation d’aide, équilibre ténu entre l’application des règlements maintenant un pouvoir artificiel et un certain degré d’imposition des mesures ordonnées par un juge, qui sont ces milliers d’hommes et femmes qui n’ont aucun pouvoir d’élargissement et dont le premier mandat est bien de garder la personne détenue par la contrainte et la dissuasion afin de respecter la peine infligée dans un lieu donné ? D’où viennent-ils et comment, oui comment devient-on gardien de prison ? Certes, diront certains, on ne demande pas à devenir gardien de prison. Maintenir captif son prochain même au nom de la loi, n’entre pas dans les mœurs et aspirations profondes de l’être humain. Du reste, jusqu’à récemment, il n’était pas rare d’occuper ce type de fonction de père en fils, tout comme d’ailleurs le font bien des médecins, des juristes ou des acteurs de cinéma selon le principe de l’imitation cher à Gabriel Tarde (1890). Ne soyons pas dupes, l’opportunité et la sécurité d’un emploi où le chômage sévit un peu partout, relèvent d’un mode d’aspiration extrinsèque mais alors pourquoi plombier, employé de banque, chauffeur d’autobus, gynécologue ou encore physicien ?

Chez le gardien, les normes et règlements servent à établir un cadre structurel dans un monde artificiel ; à partager des responsabilités cimentées par une idéologie qui se présentent sous la forme d’un discours philosophique où les idées s’enchaînent logiquement et où les valeurs humaines, morales, économiques, et politiques concordent vers un but conjoint : la sécurité du public via la réinsertion sociale du contrevenant. En contrepartie, combien il serait illusoire de demander à une personne détenue qu’elle soit heureuse de son sort et avec la sérénité de vivre derrière des barreaux pour contrer tous ses maux... Ainsi conçue, l’idéologie devient un élément essentiel à la compréhension du réel : celle de sa représentation qu’il n’est pas toujours facile de concrétiser là où la routine prend souvent le relais sur des réalités plus ou moins palpables. Or, la vision qu’ont les gardiens des détenus ne peut pas être uniquement conditionnée par le cadre structurel et idéologique dans lequel ils se situent. La réaction de l’homme enfermé comporte ses antithèses et puis il y a certaines contradictions à exiger de cet agent de la paix qu’il surveille, contrôle, rééduque, communique et noue le dialogue sans nécessairement en voir le résultat à court, moyen ou long terme.

La sanction imposée par la loi est une chose, l’appliquer en est une autre. Le juge ne vit jamais avec le condamné, ne ressent pas sa souffrance, sa colère ou sa résignation. Le gardien, oui. Jour après jour, face à face, des années durant et probablement plus longtemps que la majorité des détenus qu’il aura à côtoyer durant toute sa carrière. Cela exige de sa part une adaptation peu commune face à une réalité devenue presque abstraite et en apparence routinière car l’être humain ne peut vivre en permanence sur le qui-vive, surtout lorsque cet Autre se trouve enfermé contre son gré. L’homme apprend donc à composer avec son environnement, ses forces et ses faiblesses.

Sens des responsabilités et nécessité de communiquer, le travail d’agent de correction requiert de la motivation, de la discipline et une capacité à évaluer rapidement le comportement humain dans un contexte donné. Contexte où prône l’imprévisibilité face à l’enfermement.

Dans ce premier rapport introductif d’une série de trois, appuyé par plus de 350 références bibliographiques, c’est ce que nous tenterons de démontrer au fil des prochaines pages qui vont suivre, non sans nous rappeler que les enquêtes de connaissance en criminologie, en psychologie organisationnelle ou criminelle, ne doivent en aucun cas devenir des instruments de contrôle social mais bien au service de la science et pour le meilleur de l’homme.